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nous étions assis, une femme qui jusque-là était demeurée silencieuse dans son coin grimpa sur ce théâtre et, se dépouillant d’un grand manteau gris qui l’enveloppait de la tête aux pieds, elle apparut à peine vêtue d’oripeaux malpropres et fanés. Grande, brune (c’était probablement une Irlandaise), avec un assez beau profil, son cou et ses bras étaient d’une maigreur effrayante, probablement causée par la phtisie, mais elle conservait encore sous ce costume et dans cette dégradation’[un certain air de grandeur déchue. Tristement, sans entrain, d’une voix usée, elle entonna une chanson dont je ne comprenais qu’à demi les paroles, mais qui était, je le crains, fort vulgaire. Puis, se renveloppant dans son grand manteau, elle repassa auprès de nous sans même quémander, comme les autres, le prix de sa chanson, et elle alla se rasseoir dans son même coin avec le même air morne et indifférent. Était-ce le dégoût d’elle-même ou le sentiment de sa destruction prochaine qui était la cause de cet abattement ? Je ne sais, et le lieu n’était guère propre à le lui demander ; mais de tous les souvenirs de cette nuit, celui-là est demeuré pour moi le plus triste.

Le lendemain, j’ai voulu profiter des facilités qui m’avaient été données pour visiter les établissemens de charité et de correction que la municipalité de New-York entretient dans Blackwell-Island ; hôpital, maisons de correction, hospice, asile d’aliénés. Ma visite n’a pas été aussi complète que je l’aurais souhaité. Par un sentiment dont je ne puis qu’approuver en principe la délicatesse, il faut une permission spéciale pour visiter l’asile d’aliénés des deux sexes et la maison de correction pour femmes, qui correspond à notre prison de Saint-Lazare. Ma visite s’est donc bornée à une inspection fort rapide des dortoirs de l’hôpital, des cellules où couchent les prisonniers et des ateliers où ils travaillent, ainsi que des salles et des cours où se chauffent au soleil les vieillards des deux sexes. Je n’ai rien vu dans ces établissemens qui me parût digne de remarque, sauf les précautions prises dans l’hôpital pour isoler les maladies contagieuses, précautions dont j’ai moi-même été victime. Malgré mon insistance, il m’a été impossible de pénétrer dans les tentes situées à l’extrémité du jardin de l’hôpital où l’on soigne les malades atteints de la fièvre typhoïde ou de la petite vérole. L’employé qui me servait de guide m’a dit que l’accès de ces tentes lui était sévèrement interdit à lui-même et que, pour y avoir accès, il fallait une autorisation spéciale du médecin en chef, malheureusement absent en ce moment. Je n’ai pu m’empêcher de comparer ces précautions minutieuses avec la promiscuité déplorable qui règne encore dans le plus grand nombre de nos hôpitaux, et je ne me suis pas senti fier.

Sauf ce point unique, je dirai franchement qu’aucun de ces