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avait offusqué tant d’impuissans, devint un grand homme dès qu’il fut mort. Nulle protestation : le concert fut unanime. Enfin l’on reconnaissait qu’il était un écrivain de premier ordre, un styliste incomparable, un chef d’école, un maître : je le savais depuis trente ans. Dans l’interprétation des sentimens humains, il a donné une note nouvelle qui vibre avec une puissance extraordinaire. Tout son talent était fait de conscience professionnelle. Il était homme, donc il a pu se tromper, mais j’affirme que jamais il n’a abandonné une phrase sans avoir fait le dernier effort pour la rendre parfaite. Plus il a avancé en âge, plus il a été difficile pour lui-même, moins il en a été satisfait. Malgré son orgueil, — son très légitime orgueil, — il avait des heures d’humilité où il doutait même de son talent. Jamais artiste ne fut plus convaincu, plus fervent, plus respectueux de son œuvre. Il ne laissa rien à l’improvisation, rien au hasard; tout ce qu’il a produit est le fruit d’un labeur prodigieux. Son existence fut la plus honorable que je connaisse et son talent un des plus sérieux de la littérature moderne. Malgré ses invectives et ses boutades contre l’existence, il aimait la vie. L’agonie lui a été épargnée; Dieu en soit loué ! Il repose près de son père, de sa mère et de sa sœur, non loin de Louis Bouilhet, qu’il a tant aimé[1].

En lui l’artiste fut sans défaut; l’homme en eut ; qui n’en a pas? mais ses défauts étaient de surface et en rien ne touchaient au fond même; ils étaient le résultat de sa nature à la fois exubérante et concentrée, de son tempérament exclusif, pour lequel tout effort d’action était une tâche presque douloureuse; ils étaient surtout le résultat de sa maladie nerveuse, sans la révélation de laquelle son talent, ses habitudes, son caractère restent inexplicables. Il le savait bien et me disait : « Je suis une victime de la physiologie. » S’il eût eu à parler de lui, il ne l’aurait point caché. Deifier les morts, ce n’est point les honorer, et le respect que l’on doit à leur mémoire serait de faible aloi s’il autorisait à dissimuler la vérité. La névrose dont Gustave a souffert pendant presque toute sa vie et dont il est mort n’a rien de honteux; c’est un accident pathologique comme le cancer ou la chorée ; celui qui l’a subi n’en est point responsable, A l’existence de Flaubert cette maladie a ajouté des difficultés sans nombre contre lesquelles il a lutté, dont il a triomphé par son amour de l’art et sa volonté de bien faire. Ce combat qui fut incessant sera son éternel honneur ; ses œuvres prouvent à quel point il en sortit victorieux, et c’est grandir son mérite, le mettre en pleine lumière

  1. Peu de temps après la mort de Flaubert, la maison de Croisset a été vendue 180,000 francs. A l’endroit où il a vécu, on a établi une fabrique qui extrait l’alcool des grains avariés. De tout ce qui fut là jadis il ne reste qu’un tulipier.