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ma mère, qui n’entend plus du tout et qui ne s’intéresse absolument qu’à sa santé ; voilà l’aimable existence que je mène. » Son existence était dure, en effet, et il la rendait plus pénible encore par son mode de vivre. Sa claustration était complète et le seul exercice qu’il faisait était de descendre à la salle à manger et d’en remonter. Dans son cabinet, où brûlait un l’eu énorme dès que la température se refroidissait, vêtu d’immenses pantalons, retenus par une mince cordelette en soie et d’un peignoir toujours ouvert, il restait incliné sur sa table, maugréant contre les substantifs rebelles, contre les répétitions de mots, contre les assonances, jetant sa plume de colère, s’étendant sur son divan, y dormant une demi-heure, se relevant, fumant pendant cinq minutes, reprenant sa phrase interrompue, tirant machinalement sa longue moustache et se désespérant de la difficulté d’un art qu’il eût voulu pousser au-delà de la perfection. La journée, la soirée, une partie de la nuit s’écoulaient ainsi dans une irritation perpétuelle ; vers trois heures, quatre heures du matin, il ouvrait sa fenêtre pendant quelques instans, regardait couler la Seine, aspirait une bouffée d’air et s’en allait au lit, où son sommeil agité ne le reposait guère. Son travail l’y poursuivait. Dans les rêves il dictait, il criait des phrases et se réveillait avec un battement de cœur. Le lendemain, il recommençait, et toujours ainsi ; il s’épuisait ; il a fallu sa vigueur extraordinaire pour résister à cette existence sans repos ; c’est celle que nous menions quand nous étions jeunes et que nous étions réunis à Croisset ou à Rouen, c’est celle qu’il a menée jusqu’à la fin de sa vie et à laquelle j’ai renoncé depuis longtemps déjà. La nuit, le travail s’emporte de lui-même et devient fiévreux ; le cerveau a besoin d’être clarifié par la lumière du jour.

Flaubert, qui se plaignait des infirmités de sa mère, n’allait pas tarder à regretter de n’avoir plus à les soulager. Le 6 avril 1872, il m’écrivit : « Ma mère vient de mourir. Depuis lundi dernier, je n’ai pas fermé l’œil ; je suis brisé. Comme j’ai pensé à toi et à tout le passé cette semaine ! Je t’embrasse, mon cher Maxime, mon vieux compagnon. » Gustave adorait sa mère et ne la quittait pas, vivait près d’elle et pour elle. Ce qu’il avait considéré comme un devoir après la mort de son père était devenu un besoin impérieux ; il se sentait inquiet, presque malheureux loin d’elle ; seul, je sais les sacrifices qu’il lui a faits et qu’il n’a jamais regrettés. Ce géant impétueux, impérieux, bondissant à la moindre contradiction, fut le fils le plus respectueux, le plus doux, le plus attentif qu’une mère ait pu rêver. Il se révoltait parfois, dans notre intimité, de ce qu’il appelait sa servitude ; lorsque cette servitude lui manqua, il ne se consola pas de l’avoir perdue. Il écrivait à un de nos amis : « Ma vie est complètement bouleversée ; il va falloir m’en refaire une autre,