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ou plutôt il s’est traîné jusqu’à la tombe, languissant, enveloppé d’ombre, parlant peu et n’ayant plus guère que des regrets. Un billet, qu’il m’écrivit cinq ou six mois avant sa mort pour me charger d’une mission confidentielle, se terminait par ces mots : Delenda spes (Il faut détruire l’espérance). Les chagrins, l’incertitude du lendemain, l’absence de halte dans sa vie d’un labeur incessant le peignaient et lui causaient plus d’angoisses qu’il ne convenait à sa sérénité voulue d’en laisser paraître. L’anémie s’empara de lui; il devint faible : physiologiquement tout indique qu’il eut pendant son sommeil un choc congestif dont il ne s’aperçut pas, mais dont les effets ne furent que trop réels. Il fut frappé de paralysie partielle; certains mots lui échappaient; il les cherchait et ne les trouvait plus. La poitrine commença à mal fonctionner, le cœur, trop gras, se soulevait avec peine; une phtisie rénale, — la maladie des moribonds, — se déclara et, le 23 octobre 1872, le pauvre Théo s’endormit pour ne plus s’éveiller, sans affres, sans angoisses, sans agonie. Je voyageais loin de la France à ce moment; c’est dans une gare de chemin de fer, en achetant un journal étranger, que j’appris la mort du poète que j’aimais et avec lequel j’avais jadis vécu dans une étroite intimité. Ma douleur fut d’autant plus vive que j’en fus inopinément saisi et que rien ne m’avait préparé à une fin que la force colossale de Gautier ne faisait point présager. Les souvenirs affluèrent en moi; je revis le petit hôtel de la rue Lord-Byron, où je l’avais rencontré pour la première fois, et l’appartement de la rue Rougemont, où l’état-major de la garde nationale le fit arrêter, et l’appartement de la rue Grange-Batelière, où les violonistes hongrois venaient jouer des marches héroïques, et la maison de Neuilly, la dernière étape, que la commune ne respecta guère et où il devait mourir. Je me rappelai nos promenades à Genève en regardant les eaux bleues du lac et les longues causeries sur le boulevard en revenant du théâtre, et nos bavardages, et nos projets, et nos amitiés communes, et nos discussions esthétiques. Je trouvais qu’il est dur de ne plus se retourner sur sa route sans y voir la profusion des croix funèbres qui marquent la place où dorment ceux dont on a été le compagnon; je pensai qu’il était lamentable de vieillir à travers des regrets et que ceux qui sont délivrés ne sont pas à plaindre.

Elle est permanente et active cette délivrance qui enlève l’homme à la terre, tout en le laissant dans le cœur de ses amis ; c’est là qu’est le véritable cimetière et nous finissons par n’être plus que des nécropoles où nous nous entretenons avec ceux que l’on n’aperçoit plus. Les morts s’y pressent, mais il y a toujours de la place; le souvenir est hospitalier, il ne repousse personne. Il n’y a pas de fosse commune, chacun a sa tombe particulière, les chers morts en sortent souvent, ils secouent leur linceul et nous parlent.