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nous manque surtout, ce sont des généraux et des officiers. N’importe, on a bonne espérance. Quant à moi, après avoir « côtoyé » ou « frisé » la folie et le suicide, je suis complètement remonté. J’ai acheté un sac de soldat et je suis prêt à tout.

« Je t’assure que cela commence à devenir beau. Ce soir, il nous est arrivé à Croisset 400 mobiles venant des Pyrénées. J’en ai deux chez moi, sans compter deux à Paris; ma mère en a deux à Rouen; C... cinq à Paris et deux à Dieppe. Je passe mon temps à faire faire l’exercice et à patrouiller la nuit. Depuis dimanche dernier, je retravaille et ne suis plus triste. Au milieu de tout cela il y a, ou plutôt il y a eu des scènes d’un grotesque exquis, l’humanité se voit à cru dans ces momens-là. Ce qui me désole, c’est l’immense bêtise dont nous serons accablés ensuite. Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps, un monde nouveau va commencer; on élèvera les enfans dans la haine des Prussiens! Le militarisme et le positivisme le plus abject, voilà notre lot désormais; à moins que la poudre ne purifiant l’air, nous ne sortions de là, au contraire, plus forts et plus sains. Je crois que nous serons vengés prochainement par un bouleversement général. Quand la Prusse aura les ports de la Hollande, la Courlande et Trieste, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie pourront se repentir. Guillaume a eu tort de ne pas faire la paix après Sedan ; notre honte eût été ineffaçable ; nous allons commencer à devenir intéressans. Quant à notre succès immédiat, qui sait? L’armée prussienne est une merveilleuse machine de précision, mais toutes les machines se détraquent par l’imprévu ; un fétu peut casser un ressort. Notre ennemi a pour lui la science; mais le sentiment, l’inspiration, le désespoir sont des élémens dont il faut tenir compte. La victoire doit rester au droit, et maintenant nous sommes dans le droit. Oui, tu as raison ; nous payons maintenant le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit et même fausses courtisanes. Dire la vérité, c’était être immoral. Persigny m’a reproché tout l’hiver dernier « de manquer d’idéal! » et il était peut-être de bonne foi. Nous allons en découvrir de belles ; ce sera une jolie histoire à écrire. Ah! comme je suis humilié d’être devenu un sauvage, car j’ai le cœur sec comme un caillou ! Sur ce, je vais me réaffubler de mon costume et aller faire une petite promenade militaire dans les bois de Canteleu. Penses-tu à la quantité de pauvres que nous devons avoir? Toutes les fabriques sont fermées et les ouvriers sans ouvrage ni pain, ce sera joli cet hiver. Malgré tout cela, je suis peut-être fou, quelque chose me dit que nous en sortirons. Mes respects au général, et à toi toutes mes tendresses. »

Cette lettre m’affligea, car elle accusait des illusions persistantes