Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/811

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forcée d’émigrer en Amérique. On peut donc la tenter sérieusement en lui proposant nos colonies des Antilles et nos stations dans l’Hindoustan. Si elle consent à cet échange (et je crois qu’on peut l’y amener), elle voudra devenir une puissance maritime de premier ordre et elle aura alors à s’entendre avec l’Angleterre.

« En voilà bien long, et je ne sais trop si j’ai répondu à ta question. Le général X.., qui se souvient de toi, t’envoie une cordiale poignée de main ; avant que nos communications soient interrompues, écris-moi et dis-moi comment tu vas. Je ne te dis rien de l’enfer où je suis ; dans un tel moment, on ne peut guère parler de soi. »


Flaubert me répondit :


« 27 septembre 1870.

« En réponse à ta lettre du 19, reçue ce matin ; procédons par ordre. D’abord je t’embrasse et te plains de tout mon cœur ; après quoi, causons. Depuis dimanche dernier, il y a un revirement général, nous savons que c’est un duel à mort. Tout espoir de paix est perdu ; les gens les plus capons sont devenus braves ; en voici une preuve : le premier bataillon de la garde nationale de Rouen est parti hier, le second part demain. Le conseil municipal a voté un million pour acheter des chassepots et des canons. Les paysans sont furieux. Je te réponds que, d’ici à quinze jours, la France entière se soulèvera. Un paysan des environs de Mantes a étranglé un Prussien et l’a déchiré avec ses dents. Bref, l’enthousiasme est maintenant réel. Quant à Paris, il peut tenir et il tiendra. « La plus franche cordialité » règne, quoi qu’en disent les feuilles anglaises. Il n’y aura pas de guerre civile ; les bourgeois sont devenus sincèrement républicains : 1o  par venette ; 2o  par nécessité. On n’a pas le temps de se disputer ; je crois la sociale ajournée pour bien longtemps. Nos renseignemens nous arrivent par ballons et par pigeons. Les quelques lettres de particuliers parvenues à Rouen s’accordent à affirmer que, depuis dix jours, nous avons eu l’avantage dans tous les engagemens livrés aux environs de Paris ; celui du 23 a été sérieux. Le Times actuellement ment impudemment. L’armée de la Loire et celle de Lyon ne sont pas des mythes. Depuis douze jours, il a passé à Rouen cinquante-cinq mille hommes. Quant à des canons, on en fait énormément à Bourges et dans le centre de la France. Si l’on peut dégager Bazaine et couper les communications avec l’Allemagne, nous sommes sauvés. Nos ressources militaires sont bien peu de chose en rase campagne, mais nos tirailleurs embêtent singulièrement MM. les Prussiens, qui trouvent que nous leur faisons une guerre infâme ; du moins, ils l’ont dit à Mantes. Ce qui