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une floraison intellectuelle dont l’humanité entière aurait profité. Lorsqu’on lui démontrait les difficultés pratiques d’un tel système, il s’écriait : « Eh bien! donnez-moi un tyran de génie qui protégera les lettres, protégera les arts et nous sortira de la médiocrité où nous croupissons. » Je ne saurais dire si cette opinion était bien à lui ou s’il l’avait empruntée à Théophile Gautier, qui, toute sa vie, a appelé le règne d’un Médicis ou d’un François Ier. Flaubert proposait un singulier mode de protection pour les arts ; il disait : « Le seul moyen d’avoir de bonnes pièces de théâtre est de décréter la peine de mort contre tout auteur dramatique qui n’aura pas un succès éclatant ; alors seuls les gens de génie oseront aborder la scène. » Le procédé eût été vif et eût entraîné bien des exécutions, car on croit toujours avoir fait un chef-d’œuvre jusqu’à ce que le jugement du public se hâte de démontrer le contraire.

Ces préoccupations pour les choses de la littérature et de l’art me semblent aujourd’hui avoir provoqué les derniers incidens heureux de notre vie. Nous avions toujours traversé avec insouciance les aventures politiques où la France se laisse volontiers entraîner ; en juillet 1830, nous étions des enfans; en février 1848, nous étions indifférens, ironiques devant les billevesées, curieux du brouhaha des foules. Les guerres dont nous étions les contemporains, en Algérie, en Crimée, en Italie avaient été glorieuses ; l’aventure du Mexique avait mal tourné, mais c’était si loin ! Nous estimions que nous étions fermés à certaines émotions et nous ne nous apercevions pas que jamais nous n’avions eu à les subir. L’Alma, Inkermann, Traktir, Sébastopol, Palestre, Magenta, Solférino sonnaient à notre oreille le clairon des victoires et nous vivions sans inquiétude. Quel réveil d’un tel songe et comme on souffre à l’endroit mystérieux où gît le sentiment de la patrie ! M. de Bismarck fut habile, il avait envers nous comme en 1866 il avait agi à l’égard de l’Autriche. Quand il eut machiné son plan et préparé ses pièges, il se fit déclarer la guerre et prit l’attitude d’un pauvre homme réduit à la défensive; il mit tous les torts d’apparence de notre côté. Comme un pêcheur consommé, il conduisit le poisson dans la nasse sans que celui-ci s’en aperçût. La spontanéité du mouvement français lui fit croire que nous étions prêts de longue main et il eut un instant d’inquiétude. Il avait pris pour une démonstration de notre force ce qui n’était qu’une preuve de l’inconséquence de notre caractère.

Au moment de la déclaration de guerre, j’étais en Allemagne. Des affaires à régler, des précautions à prendre, une assez nombreuse « smalah » à ramener, ne me permirent pas de rentrer immédiatement en France. Lorsque je pus me mettre en route, les chemins de fer ne transportaient plus que des soldats. Je fus obligé