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chambre des députés, conféré aux seuls colons français de l’Algérie, c’est-à-dire à 200,000 habitans sur près de 3 millions ½ : si jamais suffrage a été restreint, c’est bien celui-là.

Nous allons examiner la situation nouvelle qui ressort de ces trois faits combinés. Il nous paraît qu’en France on ne la connaît pas, et que par ignorance on est sur le point de risquer, sinon la possession, du moins pendant des siècles la sécurité de notre colonie. L’Irlande est là pour nous instruire; l’hostilité que les six millions d’Irlandais témoignent aux descendans des soldats spoliateurs de Cromwell et de Guillaume III est un terrible enseignement qu’une nation quelque peu judicieuse ne saurait dédaigner. Jusqu’ici les fautes que nous avons commises en Algérie sont vénielles et réparables, mais celles que les députés algériens et que le gouvernement lui-même nous proposent de commettre pourraient bien être mortelles et entraîner de terribles expiations. L’état actuel du monde musulman, les difficultés qu’ont éprouvées les Anglais à triompher d’Arabi, sont des leçons d’une saisissante actualité.

Un premier problème général et de principe se pose devant nous: Que veut-on faire des Arabes en Algérie? Dans les premiers temps de la conquête, sous le règne de Louis-Philippe, quelques écrivains ou quelques militaires parlaient de les exterminer ou de les refouler dans le désert. Personne, je pense, ne songe plus à l’extermination, qui serait aussi impossible que criminelle; mais il se rencontre encore des gens qui sont partisans de la politique de refoulement. Je ne saurais trouver de mot pour peindre l’état mental et l’état moral de ceux qui se complaisent en d’aussi sinistres rêveries. Dire qu’il y aurait là une iniquité flagrante, que, à tout considérer, les Arabes sont chez eux, qu’ils ont des droits, qu’il convient mal à un peuple invoquant sans cesse les principes de 1789 de vouloir en rejeter un autre en dehors des terres fertiles qu’il occupe depuis plusieurs siècles, ce seraient là des discours inutiles. Le cri de la conscience est assez fort pour épargner beaucoup de paroles. Ce que nous voulons seulement démontrer, — et peut-être est-ce encore superflu, — c’est l’absurdité inouïe de semblables pensées. Jamais un peuple conquérant n’a réussi à exterminer ou à refouler un peuple conquis. Il s’est juxtaposé, superposé, fondu avec lui; jamais il n’a pu le faire disparaître. Ni les Francs, ni les Goths, ni les Vandales, ni les Saxons, ni les Normands, ni, dans un temps plus récent, les Turcs en Europe, les Russes en Pologne, n’ont pu extirper les populations qu’ils se sont assujetties. Ils ont fait avec elles bon ou mauvais ménage ; ils ont avec le temps fondé une nation compacte, ou bien, au contraire, comme en Irlande, comme en Turquie, ils ont suscité des haines séculaires qui, après dix ou vingt générations, faisaient explosion et châtiaient les descendans des