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V.

La plupart des poètes de notre temps sont aussi des prosateurs et parfois très grands, comme Lamartine. Si Barbier fait une exception, cette exception-là prouve la règle en ce sens qu’elle classe son homme au second rang. Il se peut qu’appliqué à une autre époque, ce que j’avance fût un paradoxe, mais plus je vois mon temps et plus je reste convaincu que c’est aujourd’hui le prosateur qui juge le poète. A lire les vers de Barbier, même ses plus beaux, on pressent à quel degré de platitude tombera ce style quand il n’aura plus la cadence et la rime pour se soutenir. Je recommande aux curieux le recueil de souvenirs intitulé : Mes Voyages. Ce sont toute sorte d’historiettes cousues à la file : légendes, contes moraux, récits de table d’hôte. Tant de naïf vous épouvante; vous rêvez, non plus de Juvénal ou d’André Chénier, mais de Berquin, de Bouilly, de Joseph Prudhomme. « Nous nous logeâmes dans une maison de la grande rue le plus commodément possible; nous n’y prîmes que le coucher; quant aux repas, nous allions les chercher à une table située près de l’établissement des bains., » C’est à cette table d’une locanda quelconque des Eaux-Bonnes que l’auteur des Iambes rencontre M. Beugnot, qui lui raconte l’entrée à Paris du comte d’Artois, en 1814, ainsi que les origines d’un mot dont vous n’avez sans doute jamais eu connaissance : « Il n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’un Français de plus. » Barbier, attentivement, prête l’oreille à cette révélation et, rentré chez lui, l’enregistre afin qu’on n’en ignore. Une autre fois, de passage au Mont-Dore et gravissant le pic du Sancy, il assistera au lever du soleil et s’écriera : « C’est toujours un spectacle magnifique que la réapparition de ce globe de feu qui nous donne la lumière et la vie! etc. » Mais, en même temps, voyez le triomphe de la vocation : qu’un vent de poésie souffle au hasard; qu’une réplique lui soit transmise, et, soudain, au milieu de cette littérature d’almanach, voici votre intérêt qui se réveille. On fera bien de lire à ce propos quelques pages ayant pour titre : la Chasse aux chansons. Venu à Plombières pendant la saison des eaux et grand promeneur de sa nature, le poète imagine, par manière de passe-temps, d’organiser une battue à la recherche des vieilles ballades et complaintes du pays des Vosges. « Si tous les amis des lettres avaient cette pensée dans leurs momens de loisir et de voyage à travers la France, on sauverait de l’oubli bien des chefs-d’œuvre de sentiment. » Ce qu’il y a de certain, c’est que la chasse ne fut pas improductive. Presque toutes les