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Dans les œuvres non historiques et où se reflète plus librement sa pensée personnelle, le mal ne paraît pas ou paraît peu, rien dans la catastrophe de Roméo qui accuse le fond de la nature humaine. Dans le Marchand de Venise, où la tradition dramatique lui fournit un type sinistre, Barabbas, il le transforme si complètement que la sympathie du lecteur moderne hésite entre Shylock et sa victime ; il a plongé au fond de ce paria méprisé de tous, en guerre avec tous, et il y a trouvé un cœur de père, un cœur d’homme, more sinned against than sinning. Il y a quelque chose de faux dans le monde, quelque chose de trouble dans l’ordre des choses. As you like it ouvre, avec un sourire mêlé de larmes, la période sombre de Shakspeare, l’ère d’angoisse. — De 1601 à 1608 se joue le second acte. Le monde n’a pas tenu ses promesses, un voile sombre plane désormais sur les créations du poète : Jules César, Hamlet, Othello, le roi Lear, Antoine, Coriolan, Timon. Le bien existe, mais c’est le mal qui triomphe. Trois ivrognes maîtres du monde et Brutus mourant désespéré ; les Desdemona périssant victimes des Iago et les Cordelia des Goneril, des vertus vides et incertaines qui croulent au premier choc de la passion, le patriotisme s’évaporant à la première piqûre de la vanité, l’amour trompeur, comme le reste, et devenant une école de mépris. — « Fragilité, ton nom est femme ! » Dans les cinq ou six années de cette période, Shakspeare lâche sur la scène une ménagerie de bêtes fauves ou de monstres splendides tels que nulle imagination humaine n’en avait entrevu avant lui : Iago, Macbeth, Cressida, Cléopâtre. Un souffle de folie court à travers toutes ces visions, folie furieuse ou folie voilée, celle du roi Lear, de Macbeth, de lady Macbeth, de Hamlet, d’Othello, de Timon, d’Antoine ; le clown des pièces de jeunesse, le bouffon amusant et grotesque cède la place au fou amer et douloureux qui, dans le Roi Lear, reste le seul et suprême représentant de la raison humaine naufragée. Ce que le crime ou la folie n’a pas saisi tombe sous un vent glacial d’ironie ; ce que la gaminerie moderne a fait de l’épopée d’Ilion, Shakspeare l’a fait il y a trois siècles avec une profondeur d’ironie et de désenchantement qui ne laisse plus rien à ruiner. Çà et là, une figure idéale, Ophélie, Desdemona, Cordelia, qui passe et meurt. Tous les héros ont à lutter contre une force trop haute pour eux, partout les accès et les prostrations d’une volonté infirme, trop faible contre le monde, contre le malheur, contre la tentation, contre le mal qui vient des hommes, qui vient des choses ou qu’elle crée elle-même : le découragement d’Hamlet, la rage de Timon, jetant au front de la société son cri de désespoir et de malédiction : tout est oblique, rien de droit dans nos natures maudites, rien que scélératesse franche !

L’acte trois (1608-1613) va nous montrer l’apaisement. Déjà,