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n’avons rien à craindre, ni rien à espérer d’eux. — Vous êtes bien heureux! » lui répondis-je. Il comprit ma pensée et nous en restâmes là.

Ce banquet officiel, dont le menu fort élégamment imprimé sur une pancarte en soie, portait comme exergue les deux lettres R. F., surmontées d’un bonnet phrygien, a été marqué par une particularité : l’absence inusitée « de toute liqueur fermentée, » c’est-à-dire (pour parler en style moins biblique) de toute espèce de vin, remplacée par l’eau d’Apollinaris, et aussi par l’absence non moins inusitée de toute espèce de discours, l’éloquence officielle ayant peut-être été noyée dans les flots de l’Apollinaris. J’avoue avoir regretté surtout le vin, et quand j’ai demandé ce que nous avions fait pour mériter cette pénitence, voici ce qui m’a été répondu. — Bien que l’état de Rhode-Island ne soit pas un de ceux, comme son voisin l’état de Vermont, où la mise en vente des boissons fermentées soit défendue, cependant il existe dans l’état un parti de tempérance très nombreux et très puissant. Le gouverneur de l’état n’est pas personnellement enrôlé dans leurs rangs. Mais ils forment l’appoint de sa majorité, et, pour ne pas les mécontenter, il n’a pas osé faire distribuer publiquement du vin dans un banquet présidé par lui. — Publiquement, ai-je dit, car en s’adressant discrètement aux garçons qui faisaient le service, il n’était pas très difficile d’obtenir individuellement une petite bouteille, et comme à la fin du dîner le nombre des petites bouteilles qu’on apercevait sur la table était assez respectable, je finis par en conclure qu’il y avait avec la tempérance des accommodemens.

Puisque j’ai occasion d’en parler, je dirai cependant que cette institution des sociétés de tempérance dont les membres s’engagent à ne boire jamais ni vin ni liqueurs, est beaucoup moins risible qu’elle ne le paraît à nos yeux de Français et correspond à des mœurs tout à fait différentes des nôtres. L’ivresse qu’il s’agit de combattre en Amérique, ce n’est pas cette ivresse du vin, fort dégradante au fond, mais sur les premiers effets de laquelle nos pères ont pu, sans trop mentir à la réalité des choses, rimer quelques joyeux couplets. C’est l’ivresse du whiskey, du gin, qui conduit promptement à l’abrutissement, à la tristesse, au suicide, au crime; cette ivresse est la seule que le peuple connaisse, car le vin est hors de la portée de sa bourse. Conseiller au peuple de s’abstenir de liqueurs fortes, c’est donc lui conseiller tout simplement de se contenter d’eau claire, et c’est pour pouvoir lui donner ce conseil avec plus d’autorité que les membres des sociétés de tempérance s’abstiennent eux-mêmes de boire, non-seulement du whiskey ou du gin, mais même du vin, et se réduisent volontairement à l’eau ou au thé. On peut trouver le procédé peu efficace précisément