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pour se risquer dans l’intérêt des lettres où d’autres ne pourraient se risquer. Elle a cet honneur, parmi les théâtres, de pouvoir n’écouter que son courage et mépriser son intérêt : nous regrettons seulement qu’elle n’use pas plus souvent de la licence.

Comparez, de grâce, la troupe des Corbeaux et celle d’Héloïse Paranquet. Certes, je ne veux pas écraser le Gymnase : Mlle Léonide Leblanc, devenue comédienne, succède sans désavantagea Mme Pasca; Mlle Gallayx est intelligente, M. Barbe est sensible, M. H. Luguet a une belle tenue et M. Marais une belle voix; M. Saint-Germain, m’assure-t-on, ne laisse pas regretter Arnal. Mais supposez les Corbeaux sans M. Thiron, exquis dans le personnage de Teissier, sans M. Febvre, qui joue le notaire, sans Mme Pauline Granger surtout, sans Mlles Baretta et Reichemberg, qui, toutes les trois, atteignent à la perfection dans les rôles de Mme Vigneron, de Marie et de Blanche : la pièce ne finira pas. Les Corbeaux, je m’en tiens garant, ne pouvaient être joués au Gymnase.

S’ils n’étaient joués nulle part, beaucoup s’en consoleraient; j’en serais, pour ma part, fort chagrin et honteux. Je ne blâme pas les optimistes qui craignent de passer une mauvaise soirée aux Corbeaux; chacun est libre assurément de gouverner ses plaisirs. Qu’ils aillent, ceux-là, au Vaudeville : on y joue Tête de linotte, une comédie de Barrière, achevée par M. Gondinet. Je n’en ai rien à dire, sinon que je ne connais pas d’imbroglio plus gai, plus ingénieux, plus honnête, plus aimablement spirituel. A Dieu ne plaise que je moleste le spectateur qui l’applaudit, même s’il a eu cette cruauté de siffler les Corbeaux ! Mais j’ai sur lui cet avantage d’applaudir sincèrement les deux pièces : qu’il passe une bonne soirée, moi, j’en ai passé deux, — et je crois servir, en le disant, la cause du théâtre et des lettres.


LOUIS GANDERAX.