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M. Becque doit le savoir. Molière, passé grand homme depuis deux cents ans qu’il est mort, était, de son vivant, acteur et chef de troupe : il composait des pièces, pour lui-même et pour sa troupe, qui se sont trouvées être des chefs-d’œuvre ; il avait fallu d’abord qu’elles fussent des œuvres agréables : — à qui ? Au public, d’où dépendaient la troupe et son chef. Parmi ces œuvres, il s’en trouve une, le Misanthrope, dont deux personnages, Alceste et Philinte, sont assez connus. L’un « prend tout doucement les hommes comme ils sont » et se garde bien de heurter « les communs usages » du siècle ; l’autre, dans un procès, ne veut avoir pour lui que « la raison, le bon droit, l’équité. » — «J’ai tort ou j’ai raison, » dit-il, lorsqu’on le presse de solliciter ses juges, selon la coutume du temps. Et comme on l’assure qu’ayant raison, il fait en sorte qu’on lui donne tort : « Soit !… s’écrie-t-il ; j’aurai le plaisir de perdre mon procès. » Je n’affirme pas que M. Becque perde son procès ni qu’il le perde avec plaisir ; mais, s’il le perd, du moins il l’aura perdu à plaisir et pourra s’en vanter. Il n’a pas cette âme de Philinte, qui doit être, pour qu’il s’accommode au public, celle de l’écrivain de théâtre ; son théâtre, à lui, c’est le théâtre d’Alceste.

Cette comédie des Corbeaux est une œuvre d’art qui, prise en elle-même, force notre estime, — et s’il ne s’agit que de la nôtre, elle n’a pas de peine à la forcer ; — considérée selon ses chances de plaire ou de déplaire au public, elle est manifestement d’une probité révoltante et d’une sincérité scandaleuse. Oyez plutôt le sujet.

Un petit bourgeois, M. Vigneron, mari d’une bonne bourgeoise, père de trois filles et d’un fils, est devenu, par son industrie, un assez gros bourgeois. Fort des capitaux de Teissier, un banquier de rang médiocre, il gagne dans sa fabrique de quoi nourrir grassement sa famille. Le fils fait des fredaines, la fille aînée fait des roulades : elle est bonne musicienne et légèrement exaltée ; la seconde a les cheveux châtains, elle est raisonnable et gracieuse : c’est l’Henriette de ce Chrysale qui n’a pas de Philaminte ; la troisième est blonde, sensible, trop sensible : aussi croit-on bien faire en la mariant de bonne heure ; elle est fiancée à M. de Saint-Genis, un tout jeune homme, fils d’une veuve qui a de belles relations et d’un capitaine mort au champ d’honneur après avoir vécu à la cantonade. Le jour même du dîner de contrat, M. Vigneron est frappé d’apoplexie. Que laisse-t-il à ses enfans ? Ni fortune liquide, — c’est évident, — ni solide, — il y parait bientôt d’accord avec Bourdon, un aigre fin du notariat, le vieux Teissier y pourvoit ; il réclame la dissolution de la société, pour reprendre tout seul, à bas prix, la fabrique ; il déprécie pour les racheter, des terrains où Vigneron voulait bâtir ; en un mot, il dépouille légalement la famille. Le fils s’est engagé, pour n’être plus à la charge de sa mère ; on ne pouvait lui demander mieux. Les quatre femmes s’agitent en