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sentait qu’une France considérée et puissante est nécessaire à l’équilibre du monde. Mais nourri dans le culte de la monarchie constitutionnelle, il n’admettait pas qu’aucun autre régime pût rendre ses forces « à la noble blessée » et la remettre sur pied. « Il n’appartient qu’à M. de Bismarck, nous disait-il, de souhaiter le maintien de la république en France. Toujours contestée, tenue en échec par la coalition des partis monarchiques, incapable de s’asseoir solidement, elle n’aura jamais en Europe ni crédit ni alliances. » Ce qu’il redoutait surtout dans le régime républicain, c’est l’instabilité des hommes et des institutions. Il avait remarqué, dans son Essai, « qu’une constitution exposée à être altérée du jour au lendemain dans ses parties essentielles n’est pas une constitution, qu’un peuple toujours à la veille de charger les bases de son gouvernement n’est pas un peuple, que son existence est plus précaire que celle des tribus du désert, qui emportent au moins quelques idées d’ordre, quelques principes en quelque sorte héréditaires dans les plis de leurs tentes, et que la révolution doit user de son pouvoir constituant comme ce législateur de l’antiquité qui, après avoir donné des lois à sa patrie, s’exile dans des régions inconnues. » Aussi se défiait-il infiniment des prétendus apôtres du progrès, qui remettent tout en question. « L’individu, ajoutait-il, peut se faire une existence purement philosophique. Vivant au jour la journée, sondant toutes les questions jusque dans leur source, ne jetant l’ancre dans aucun système, épuisant toutes les hypothèses humaines, il peut se complaire dans cette anarchie intellectuelle. Au milieu du scepticisme le plus absolu, l’homme subsiste; mais l’existence sociale n’est qu’artificielle : la nation qui doute cesse d’être, l’association se dissout le jour où elle vient à nier les traditions et les principes en vertu desquels elle s’est formée. »

Quand je le revis à Paris quelques années plus tard, il convint que la prospérité financière de la France sous le régime de la république était pour lui un sujet de prodigieux étonnement. « C’est une chose bien étrange, me disait-il, que la prospérité alliée au désordre dans les idées. La France est un fou qui administre supérieurement sa fortune. » Ce mot me rappela ce que me disait peu de mois auparavant M. Canovas del Castillo: « Il est dur de devoir son salut à la tempérance des fous. » Puissions-nous conserver longtemps encore la réputation d’administrer supérieurement notre fortune! Mais appliquons-nous aussi à prouver que nous ne sommes pas fous, d’autant que les folies ne sont pas toujours généreuses, il en est de fort plates. La république est tenue de démontrer qu’elle est capable et d’être sage et de sauvegarder la dignité de la France. Point de folies au dedans, point de platitudes au dehors, sa gloire et sa durée sont à ce prix.

Le baron Nothomb aurait eu mauvaise grâce à détester, à dénigrer la France; il était Français par toutes les habitudes comme par toutes