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La Belgique a senti ce qu’elle perdait. Mais ce n’est pas seulement à son pays dont il fut l’utile et zélé serviteur, que le baron Nothomb a laissé de durables regrets, c’est à tous ceux qui l’ont connu et pratiqué, à ceux qu’il honorait de son amitié, dont il n’était pas prodigue. Court de taille, rond, replet, vif d’allures, il abritait derrière ses immobiles lunettes des yeux toujours en mouvement, accoutumés à déchiffrer toutes les écritures et tous les visages. Ce qu’il pouvait y avoir de redoutable dans la précision de son regard était corrigé par la bonhomie et le charme du sourire, et il joignait à une certaine rudesse d’écorce cette chaleur d’âme sans laquelle on ne fait rien qui vaille, Il me racontait lui-même que, lorsqu’il fut dépêché comme commissaire auprès de la conférence de Londres pour en obtenir une Belgique que pût agréer le roi Léopold, une Belgique « plus belle que celle de Marie-Thérèse, » il ne vit pas Londres, ni ses brouillards, ni le temps qu’il faisait. « J’étais, me disait-il, comme un amoureux. » Jusqu’à la fin, il conserva la faculté d’être amoureux, s’il est vrai que rien ne ressemble autant à l’amour qu’une curiosité passionnée. De quelque question qu’il s’agît, grande ou peine, il en voulait voir les dessous et le fond, et après avoir vu, il concluait. Aussi logicien que curieux, il démêlait en toute chose le point principal, et à qui ne le démêlait pas il disait : « Permettez, ce n’est pas là l’affaire, laissez-moi vous l’expliquer. » Aussi quel informateur il était! Que de fois ses collègues ou ses amis se disaient : « Il faudra demander cela à Nothomb ! »

Personne n’eut plus que lui la passion des idées claires et le goût d’éclaircir celles des autres; on l’obligeait en le questionnant. Personne non plus n’alliait davantage le goût de la règle et de la méthode à cette inquiétude de l’esprit qui fait les conquérans. « Le monde appartient aux inquiets, » dit un proverbe italien. Il avait une mémoire prodigieuse, où tout était merveilleusement classé, et ses tiroirs aussi étaient une merveille. Il en était fier, il se plaisait à les montrer, mais il fallait les admirer de loin, il ne souffrait pas qu’on y touchât. Tous les documens qu’il avait rassemblés s’y trouvaient numérotés, étiquetés, chacun à son rang et dans sa liasse. Il tirait à lui le bouton, il allongeait la main, et lui eût-on bandé les yeux, il était sûr de ramener aussitôt la pièce dont il avait besoin.

Mais il n’était pas de ces hommes qui, à force d’aimer l’ordre, redoutent tout ce qui pourrait déranger leurs habitudes et se tiennent en garde contre l’imprévu. Ses souvenirs lui étaient chers, mais il savait s’en affranchir, il n’était pas le prisonnier de sa mémoire. Il eut toute sa vie l’esprit ouvert aux nouveautés. Toute sa vie il eut l’amour des voyages; il en faisait un chaque année, on prétendait même dans sa famille que ses malles étaient toujours bouclées. La tête fraîche, le pied léger, il se mettait en route tantôt pour les pays du Nord, tantôt pour le Midi, pour la Corse, pour l’Algérie, pour Tunis, pour l’Egypte,