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ce même pénitencier ; cette créature brisée est arrivée à l’âge de soixante-douze ans et paraît en fort bonne santé. C’est Dickens qui est mort : du prisonnier et du visiteur, c’est le visiteur qui a quitté la vie le premier. J’ajoute que ce pauvre diable ne s’est point mis à pleurer pendant que je causais avec lui, que ses mains ne se sont point attachées à mes vêtemens, mais qu’il m’a fait avec beaucoup de politesse les honneurs de sa cellule peinte à fresque, dont il n’est pas médiocrement fier.

Passe encore pour ces indulgences. Mais ce que j’ai plus de peine à comprendre, c’est que, dans beaucoup de circonstances, on ait recours à cette mesure déplorable qu’on appelle le doublement des cellules, c’est-à-dire qu’on enferme ensemble deux prisonniers. Il n’y a pas de système plus déplorable ni qui engendre plus d’inconvéniens de toute nature. Je sais bien que le directeur n’en peut mais et que, s’il enferme deux prisonniers dans chaque cellule, c’est tout simplement que, le pénitencier n’ayant pas reçu d’agrandissement depuis sa création et le nombre des habitans de Philadelphie ayant doublé, le nombre des cellules se trouve insuffisant pour le nombre des prisonniers. Mais enfin quelques-uns des millions qui ont été dépensés pour orner de marbres, de colonnes et de statues l’hôtel de ville de Philadelphie n’auraient-ils pas trouvé là un bien judicieux emploi? Je sais aussi, de par le monde, une grande ville où l’on prodigue l’or et le marbre dans les monumens publics et où l’on laisse les prisons dans un état honteux. En serait-il donc à Philadelphie comme à Paris, et, aux États-Unis comme en France, serait-ce les dehors de la coupe et du plat qu’on se proposerait surtout de nettoyer? Ah! si jamais le vieux Penn revient au monde, gare aux Philadelphiens! Ils pourront passer un mauvais quart d’heure.

Cette impression d’un peu de négligence et d’abandon des pouvoirs publics que j’ai eue en visitant le pénitencier (qui est une institution d’état), je ne l’ai point ressentie en visitant les deux écoles de réforme, qui sont, au contraire, une création de la charité privée. Dans ces deux écoles parfaitement installées et, autant que j’ai pu en juger, parfaitement conduites, on sent, au contraire, l’influence d’une sollicitude et d’une surveillance morale incessante exercée par les fondateurs qui sont des citoyens de Philadelphie. Mais j’ai noté un trait curieux. Dans chacune de ces écoles, qui se recrutent exclusivement parmi la population des enfans nomades, — vagabonds, mendians ou voleurs, — il y a deux quartiers distincts : celui des enfans de race nègre et celui des enfans de race blanche. L’opinion publique ne supporterait pas le mélange, et lorsque (le cas se présente souvent) une même condamnation est prononcée le même jour, contre une bande de petits voleurs nègres et blancs, pour les mêmes méfaits, ils n’en sont pas moins séparés pendant