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qui eut à juger ce grand procès, parce que, en matière immobilière, les étrangers eux-mêmes relèvent de lui.

Les jupes s’accroupissent sur les petits matelas bleus qui surmontent la banquette maçonnée ménagée au bout de chaque bras du transsept, pt ils siègent là une fois par semaine, le jeudi, pour décider des grosses affaires. Le tribunal se compose du cadi assisté des muftis de son rite ; les parties sont défendues par des avocats et ne parlent pas simplement pour elles-mêmes comme chez le bey. Les autres jours, les coussins demeurent inoccupés, mais on trouve dans une petite pièce obscure ouvrant sur le transsept par une porte étroite le cadi, qui rend la justice à lui tout seul : installé, les jambes croisées, sur son divan très bas, avec un Arabe euturbanné qui lui sert d’huissier, et les parties assises, très serrées l’une contre l’autre sur un banc de bois étroit en face de lui, il concilie, tranche les petites affaires, prépare les grandes en recevant les documens à examiner et à vérifier. L’étranger se présente et le cadi s’interrompt; d’un geste fort solennel, il le fait asseoir sur l’unique chaise vacante et l’on procède aux longs complimens usuels. La pièce est nue: il y a dans un coin une sorte de coffre ou d’armoire peinte en bleu ; devant le cadi, une petite table avec deux vieux sièges encombrés de rouleaux couverts d’écriture, qui sont des titres de propriété; chaque mutation s’ajoute à la suite, et quand on achète un bien, il faut vérifier d’abord toute cette généalogie de possesseurs qui se sont succédé sur l’immeuble.

Le cadi est un homme assez gros, avec une expression fine et un regard perçant; il semble qu’il ait peint sa paupière inférieure, tant la racine de ses cils paraît noire. Il a une haute coiffure qui s’élargit en forme de boule aplatie et d’amples vêtemens en laine fine, de couleur claire. Il parle haut, avec vivacité, beaucoup; l’huissier, debout, fait taire les plaideurs récalcitrans, qui, dans cette procédure sommaire, se défendent eux-mêmes, sans avocats; un autre huissier, à la porte, fait entrer les gens à leur tour. Voici une très vieille femme et un très jeune homme qui s’assoient sur le banc; ils sent mari et femme; elle a d’abord été celle d’un frère de cet individu et, à sa mort, celui-ci l’a prise comme on recueillerait une ancienne servante parmi les meubles d’une succession. Et, à en juger par l’âge apparent de la pauvre femme, il pouvait y avoir longtemps qu’elle était dans la famille. Ce qui l’amène est une querelle à propos de l’avoir de ses enfans du premier lit; un document est déposé que le mari prétend faux; le cadi retient la pièce pour l’examiner à loisir. La vieille femme a l’air très malheureux ; elle supplie et se tord les bras, de grands bras maigres et ridés qui sortent des draperies sans manches dont elle est couverte en guise de manteau. Puis viennent deux Arabes, dont l’un a