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qui vint ici au XIIIe siècle, souffrit terriblement des fièvres et de la dyssenterie, et Joinville, en y pensant, rendait naïvement grâce à Dieu de n’avoir point accompagné son maître au royaume de Thunes, comme il appelait ce pays : «De la voie (voyage) que il fist à Thunes, ne vueil je riens conter ne dire, pour ce que je n’i fu pas, la merci Dieu !.. »

Le chemin n’est pas long du canal à la gare; il est singulièrement amusant. Sous cet ardent soleil, sur le pas des portes, dans la boue visqueuse de la rue, assis, debout, marchant, dormant, rêvant leur rêve d’attente infinie et sans but, fourmillent ces êtres extraordinaires qui habitent les maisons à terrasses et les replis des ruelles blanches aux ouvertures béantes et mystérieuses. Dès qu’on a dépassé la ligne des douaniers ou officiers à bonnet rouge, gens paisibles, race affadie par le contact de l’infidèle, polie par le métier, on ne rencontre plus que des hommes de toute couleur dont chacun, avec ou sans guenilles, est un objet d’art vivant. De tous les côtés, à chaque coin de rue, se déroulent au soleil les tableaux aimés de Fromentin et de Pasini, animés de leurs personnages étranges : Arabes distingués, impassibles, bien plantés, aux traits fins, nègres acajou, nègres violacés, nègres bleuis qui rient toujours, êtres bizarres de toute espèce qui portent avec dignité des lambeaux de toile déchirée et boueuse, hommes à turbans de toutes nuances, tous avec la tache rouge de la chechia, ou bonnet tunisien au milieu, juifs sans turbans ou à turbans noirs, marchands graves et majestueux, qui, sur le pas des portes, sans rien dire, sans penser à rien, regardent devant eux, attendent, plus tard, lorsqu’on revient à La Goulette, le premier éblouissement passé, on remarque qu’il s’y trouve aussi beaucoup de cabarets communs et de cabaretiers vulgaires, et de boutiquiers à l’européenne, qui ne sont pas, eux, des objets d’art vivans.

Le chemin de fer de La Goulette à Tunis est le premier qu’on ait construit dans la régence. La compagnie anglaise qui l’avait établi, sans subvention d’état, bien entendu, faisait de mauvaises affaires et le mit en vente, il y a deux ans. La société française de Bône-Guelma, qui construisait de son côté la ligne de la Medjerdah pour relier Tunis à notre réseau algérien, offrit aux Anglais presque le double de la valeur de leur méchante voie. Mais les Italiens offrirent davantage et, d’enchère en enchère, finirent par la payer, avec ses petits embranchemens, le triple de ce qu’elle vaut (4,137,500 fr). Ils en sont aujourd’hui très fiers : « C’est notre dernière hypothèque sur la Tunisie,» disait récemment un de leurs journaux, et ils citent avec orgueil le chiffre toujours croissant de leurs recettes, bénéfices qu’ils doivent seulement, il est vrai, à l’occupation française.

Le train suit un faible remblai qui suffit à le mettre au-dessus des flaques d’eau et des terres grasses et, en cette saison, marécageuses