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me dit-il, montrez-moi, je vous en prie, un des descendans du général Lafayette. » Je lui désigne dans la voiture suivante mon ami C… Aussitôt il se précipite vers lui, lui secoue vigoureusement la main, ameute la foule et lui fait pousser three cheers for the grandsons of Lafayette. Si les descendans du général étaient assez Américains pour porter leur généalogie inscrite sur leur chapeau, il en serait ainsi à chaque pas, tant le prestige de ce nom est demeuré intact aux États-Unis. Enfin nous arrivons à l’hôtel, où nous recevons immédiatement l’invitation de nous rendre à un lunch qui nous est offert par l’association des Français résidant à Philadelphie, ledit lunch précédant un dîner auquel nous convient les membres de l’ordre de Cincinnatus, ou comme on dit communément en Amérique, de Cincinnati.

Ô les Français à l’étranger ! les souvenirs que j’ai gardés de nos nationaux en Orient ont donné, dans mon esprit, naissance à une théorie que je résume ainsi, au grand scandale de mes compagnons : en voyage, lorsqu’on rencontre un compatriote, la première chose à faire, c’est de l’éviter. Depuis notre arrivée aux États-Unis, je n’ai pas eu de raison pour changer d’avis sur ce point. Je me souviens encore de l’affront qui nous a été infligé au Niagara par un ancien zouave qui s’était grisé abominablement (un dimanche ! !!!) en l’honneur de notre arrivée et nous exprimait en termes tout à fait soldatesques la joie qu’il éprouvait à nous serrer la main. Ce n’est donc pas sans appréhension que je me rends au lunch des Français. Le peu que j’ai pu voir de nos compatriotes de Philadelphie a ébranlé, je dois le dire, cette théorie sans la détruire complètement. La colonie française m’a paru se composer en grande majorité d’ouvriers employés dans les nombreuses industries de cette ville manufacturière. Ils sont gens d’apparence assurément modeste, mais très honnête, et avec lesquels il y a plaisir à fraterniser. Pourquoi faut-il cependant, lorsque quarante Français sont assemblés quelque part, qu’il y ait toujours un fou parmi eux ? Le fou est ici un orateur improvisé qui se met à nous haranguer et nous félicite « d’être les descendans de ces gentilshommes amis de la liberté qui se sont enrôlés au service de la république américaine, digues disciples de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau et du Contrat social, après lequel il n’y a plus rien. » Ce singulier idéal politique est, je le crains fort, celui de notre orateur, un réfugié de la commune, me dit-on. Mais sa profession de foi me paraît avoir peu de succès dans l’auditoire, qui se contente de lever les épaules. Les Français de Philadelphie sont des travailleurs, et le Contrat social les inquiète fort peu.

Des bras de nos compatriotes nous passons sans reprendre haleine dans ceux des membres de l’ordre de Cincinnati. Cet ordre a été fondé en mémoire de la guerre de l’indépendance, et les premiers dignitaires