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siècles, il y en a peut-être huit ou dix ; mais en tous cas, il y a toute une longue période d’efforts, de travail et de pratique quotidienne. L’homme a simplifié le procédé ; il l’a rendu d’un emploi plus commode et plus rapide ; mais cette rapidité même a quelque chose de machinal ; les signes, dont la plupart ont pris une valeur phonétique, n’ont plus rien qui rappelle à l’esprit la chose même dont ils ont été d’abord la réduction et la copie ; ils ont, si l’on peut ainsi parler, perdu leur transparence.

Le changement profond qui s’est ainsi produit se devine jusque dans la physionomie même des inscriptions monumentales. Comparez les textes gravés sur les statues de Tello à cette bande d’écriture cunéiforme qui traverse, à Nimroud, tous les bas-reliefs d’Assournazirpal[1]. La matière, à Tello, était plus rebelle à l’outil ; ce n’était pas, comme en Assyrie, de l’albâtre ou de la pierre calcaire ; c’était une diorite ou une dolérite aussi dense et aussi résistante que les roches les plus dures de l’Egypte. Les caractères, très espacés, n’en sont pas moins singulièrement distincts ; ils ont été tracés avec une fermeté et une netteté merveilleuse. On sent que le scribe a gravé chacun de ces signes avec une sorte de respect religieux, comme le prêtre accomplit le rite. C’est qu’alors, aux yeux de la foule qui voit naître sous le ciseau du scribe ces traits compliqués, l’écriture a encore sa beauté propre et son prestige mystérieux ; elle n’est comprise que de quelques rares initiés ; on l’admire pour elle-même, pour la puissance qu’elle a de représenter les choses de la nature et les pensées de l’homme ; c’est un secret précieux, presque un secret magique. Au temps où s’élevèrent, sur les bords du Tigre, les palais des monarques assyriens, il n’en est plus tout à fait ainsi ; on écrit depuis tant de siècles que l’on est comme blasé sur les mérites de cette invention ; tout ce que l’on se propose, quand on prend le style ou le ciseau, c’est d’être compris. Le texte dans lequel Assournazirpal raconte l’érection de l’édifice royal et le place sous la protection des grands dieux de l’Assyrie se composera donc de petits caractères très serrés, qu’une main adroite, mais rapide et pressée, a gravés légèrement dans la pierre tendre ; les inégalités du plan, les détails de la sculpture et les ombres portées par ses reliefs rendront plus d’une lettre difficile à lire. Nulle part, ni là ni dans les autres inscriptions assyriennes, vous ne retrouverez ce grand soin, cet air de sincère et sérieuse naïveté qui distingue le faire de cette vieille écriture chaldéenne ; vous avez devant vous l’œuvre d’une société déjà très avancée, qui vit du passé et qui met en œuvre, avec une

  1. On trouvera la reproduction de l’une de ces inscriptions de Goudéa, dans notre Histoire de l’art, t. II, p. 27.