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il a raconté ici même sa captivité et sa délivrance[1]. M. de Sarzec a eu des relations moins orageuses avec le successeur de Théodore, le négus Johannès ; pour le visiter, il a fait à trois reprises le long et pénible voyage qui conduit de la côte sur le plateau de l’Abyssinie.

Johannès était alors en guerre avec le khédive Ismaïl-Pacha. Les Égyptiens voyaient de très mauvais œil les allées et venues de M. de Sarzec ; ils s’imaginaient que celui-ci donnait au négus des conseils militaires et stratégiques. Leur méfiance les conduisit à commettre un acte grave, à saisir les caisses où étaient contenus les présens que le maréchal Mac-Mahon, alors président de la république, expédiait au monarque abyssin. M. de Sarzec protesta contre cette mesure arbitraire avec une extrême énergie ; le khédive, qui avait le bras long, réussit d’abord à obtenir de M. le duc Decazes, alors ministre, le rappel de notre consul ; mais celui-ci, de retour en France, montra les choses sous leur vrai jour ; il fut renvoyé à Massaouah. Les caisses avaient été déjà restituées, mais on ne s’en tint pas là ; une réparation éclatante fut accordée au pavillon français dans la forme consacrée par les usages diplomatiques, et le consul put partir pour sa mission entouré de tout le prestige qui lui était nécessaire pour l’accomplir avec honneur.

La cour d’Abyssinie, en plein XIXe siècle, a gardé pour ses cérémonies officielles une étiquette et une mise en scène qui vous transporte en pleine et lointaine antiquité, bien au-delà de la Grèce et de Rome. C’est vraiment l’Afrique, celle de ces Thoutmès et de ces Ramsès, qui, là où furent autrefois Thèbes et Memphis, sont remplacés aujourd’hui par des souverains en redingote noire assis sur des fauteuils fabriqués au faubourg Saint-Antoine. Les amateurs de couleur locale feront bien de pousser jusqu’à Axoum et Adoua ; au moins ne risqueront-ils pas ainsi d’être désappointés. Nous ne nous arrêterons pas à décrire l’ample et riche costume que le négus porte dans les occasions solennelles ; avec ses vives couleurs et les bijoux massifs qui ornent les poignets, le col et la tête du prince, il serait digne de figurer dans les tableaux qui décorent les pylônes et les portiques intérieurs de Karnak et de Louqsor. Un détail suffira pour donner une idée du caractère de cet ensemble. Quand M. de Sarzec se présenta pour la première fois devant le négus, un grand lion en liberté était nonchalamment couché sur les marches du trône. Aussitôt que l’animal vit paraître ce personnage inconnu, tout autrement vêtu que les hommes au milieu desquels il avait l’habitude de vivre, il se leva, s’étira lentement et, avec un grognement sourd,

  1. Voyez, dans la Revue du 1er  décembre 1864, le récit intitulé : Théodore II et le Nouvel Empire d’Abyssinie.