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l’armée : il la connaissait, il l’aimait, il l’avait toujours défendue contre les déclamations des partis et quelquefois contre les gouvernemens eux-mêmes. Sans être un général, et il disait avec une spirituelle bonhomie qu’il regrettait de ne pas l’être, il avait l’orgueil des traditions militaires en même temps que le sens pratique des choses de la guerre et la généreuse ambition de relever le pays par la réorganisation des forces militaires. Sur tous les points, sur les conditions supérieures d’une réorganisation définitive, il avait ses idées, des idées nettes, arrêtées, qu’il éclairait de toutes les lumières de l’histoire, de l’expérience et de l’observation.

M. Thiers ne se laissait pas aller facilement à ces mouvemens factices d’opinion qui succèdent aux grandes défaites, à l’impatience des innovations chimériques, aux engoûmens des imitations. Il ne croyait pas à la vertu du nombre, à l’utilité du service obligatoire et de courte durée, à ce qu’on appelait la « nation armée. » Il croyait à tout ce qui entretient ou fortifie l’esprit militaire, à tout ce qui fait la cohésion et la solidité d’une armée, aux formations permanentes, à la nécessité d’un service suffisamment prolongé, à la vertu de la discipline pour les soldats, de l’instruction pour les chefs, de la prévoyance pour les gouvernemens. Il restait persuadé que les institutions militaires de la France, telles qu’elles existaient, pouvaient suffire à tout, qu’elles n’avaient besoin que d’être perfectionnées ou élargies, et lorsqu’on lui opposait sans cesse ce qui venait d’arriver, la supériorité prussienne démontrée par le succès, il répondait avec une sagacité profonde : « Non, ce n’est pas le système prussien qui a vaincu le système français. Je vais vous dire ce qui a vaincu la France. Il y avait à Berlin un grand gouvernement. Ce gouvernement se composait d’un grand politique, d’un de ces hommes de guerre qu’on appelle organisateurs de la victoire, de généraux d’armée très énergiques, d’un habile ministre de la guerre; au-dessus de tous, d’un roi ferme, sage, habile, ne s’offusquant pas de la gloire des hommes placés autour de lui, mais prenant leur gloire pour la sienne, leur servant de lien, de plusieurs hommes n’en faisant qu’un, et parvenu pour ainsi dire à rendre à la Prusse le grand Frédéric. Ce n’est donc pas le système prussien qui a vaincu le système français, c’est le gouvernement prussien qui a vaincu le gouvernement français. » Si, malgré tout, M. Thiers se sentait parfois obligé d’entrer à demi en transaction avec les idées du jour, il ne leur cédait que ce qu’il ne pouvait pas leur disputer. Sur ce qu’il considérait comme l’essentiel, il résistait de toutes ses forces, avec l’autorité d’un homme qui, en défendant le principe des institutions militaires, les traditions de l’armée française, passait une partie de ses journées à visiter cette armée dans ses camps, à veiller à ses besoins, à la