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que nous réserve l’avenir; je suis d’une tristesse affreuse. L’âme me rentre parfois au fond du corps ! Si notre pays perd, moi vivant, la position qu’il a jusqu’à présent occupée dans le monde, je ne m’en consolerai pas. Je me cacherai, je me plongerai dans l’étude. On n’entendra plus parler de moi[1]... » Maintenant il sentait se rallumer tout son feu. Il l’avait retrouvé, ce feu, pendant la guerre pour parcourir l’Europe, pour aller à Versailles, au camp ennemi ; il le retrouvait plus que jamais dans ce gouvernement qu’il recevait des circonstances, dont il était l’âme, le guide, le chef, la personnification vivante devant le pays, devant le monde.

Je voudrais le montrer dans cette vie dévorante de chef de gouvernement, au milieu des plus vastes affaires et des poignans soucis de toutes les heures. A vrai dire, le gouvernement, c’était l’homme, et l’homme mettait dans cette magistrature presque souveraine tout ce qu’il avait de dons, de ressources, de vivacité originale, de génie naturel et d’art. M. Thiers acceptait dans toute son étendue le rôle de premier serviteur de la France; il en remplissait les devoirs sans repos, sans faiblesse, toujours à l’œuvre, patient et ingénieux avec les difficultés de tous les jours, prêt aux résolutions les plus graves quand il le fallait, simple et facile avec les hommes, quoique prompt à s’irriter des ennuis, des contrariétés inutiles et gardant à travers tout la fermeté du cœur, la liberté de l’esprit. Il avait, surtout au début, l’immense autorité de son expérience, de son savoir et aussi de son âge, de ce « vieil âge » dont il parlait parfois avec une grâce mêlée d’émotion qui lui faisait une sorte de majesté aimable et touchante. M. Thiers avait certes la pitié profonde des malheurs publics: il l’exprimait souvent en homme qui s’identifiait presque naïvement avec le pays; mais, par un privilège de sa vive nature, il échappait aux dangereuses influences des tristesses stériles : il avait ce qui caractérise les tempéramens vigoureux, les vrais hommes d’action, l’humeur libre, l’entrain dans les plus terribles crises, l’aisance dans le travail. Il se plaisait quelquefois à dire avec une spirituelle bonhomie que ses ministres voulaient bien l’admettre comme collaborateur; il était, par le fait, le ministre universel. Il s’occupait de tout, il décidait tout et il suffisait à tout, à la diplomatie comme à l’administration militaire et financière. Obligé de traiter sans cesse, non-seulement avec Berlin, mais avec les chefs de l’occupation allemande campés aux portes de Paris, puis à Nancy, il passait sa vie à négocier, à disputer ce qui restait de l’indépendance française à l’étranger, à convaincre

  1. M. le comte d’Haussonville a tenu note jour par jour de ses impressions, de ses conversations, des incidens dont il a été le témoin depuis le commencement de la guerre de 1870 jusqu’à la fin du siège de Paris. Cet intéressant et précieux recueil de souvenirs sera sans doute publié plus tard.