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laisser à la France le temps de se ranimer et de revivre. M. Thiers avait agi avec la courageuse prévoyance du patriote expérimenté ; l’assemblée, en dépit des protestations de quelques politiques emportés ou aveugles, ne pouvait évidemment que sanctionner l’œuvre de son négociateur en déclarant, au milieu de l’émotion universelle, « l’empire responsable de la ruine, de l’invasion et du démembrement du territoire. »

Les préliminaires signés avec l’ennemi à Versailles et acceptés par l’assemblée à Bordeaux, c’était quelque chose sans doute ; ce n’était pas tout encore cependant : M. Thiers le savait bien, il n’en parlait qu’à demi-mot. Après avoir mis fin à la guerre étrangère, il y avait à conjurer la guerre civile, dont Paris pouvait d’un instant à l’autre devenir le dangereux foyer. Paris, à l’issue du siège, était resté avec les ardeurs violentes, avec la fièvre de ces cinq mois de lutte et de claustration. Pendant qu’on négociait ou qu’on délibérait, Paris, livré à peu près à lui-même, abandonné par le gouvernement, déserté par l’élite de la population, passait par degrés aux mains de quelques chefs de sédition prompts à se servir des sentimens généreux aussi bien que des instincts de révolte. Il se remplissait et s’échauffait de passions désordonnées dont on redoutait l’explosion à l’entrée désormais inévitable des Allemands, et c’est à cela que songeait M. Thiers lorsque, suppliant rassemblée de voter sans perdre un jour, d’abréger le plus possible pour la ville du siège l’épreuve d’une occupation momentanée, il disait d’un accent pressant : « Je ne puis pas tout vous dire… J’ai quitté Paris hier au soir, et quand je parle ainsi, je désire être compris sans rien ajouter. » On pouvait abréger l’épreuve de l’occupation ennemie par un vote de patriotisme résigné, par la ratification immédiate des préliminaires ; on ne pouvait guérir d’un seul coup, surtout de loin, l’anarchie morale que le siècle avait laissée, que l’apparition des Allemands dans les Champs-Elysées ne faisait qu’envenimer.

Chose plus redoutable ! déjà à travers tout se dessinait comme une des plus cruelles conséquences des événemens un malentendu plein de menaces. Au fond, la province désirait la paix, elle avait nommé des représentans pour faire la paix. Paris, bien qu’à peine échappé aux terreurs de la famine, semblait brûler en-ore des feux mal éteints de la guerre ou, tout au moins, il laissait les démagogues exploiter les ombrages de son patriotisme déçu. La province, fatiguée de cinq mois d’anarchie et de dictature, avait mis tout ce qu’elle avait d’instincts conservateurs dans le scrutin du 8 février, choisissant pour la représenter et pour la sauver des hommes qui se rattachaient à toutes les monarchies ; Paris, dans le désordre de ses élections, avait laissé éclater ses instincts de radicalisme, il avait nommé, à côté de quelques modérés, les démagogue les plus compromis.