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comme au mois de novembre, en plénipotentiaire d’un gouvernement de hasard, mais en mandataire de la France elle-même, en chef déjà reconnu avec un empressement sympathique par la plupart des états de l’Europe. Il voulait aussi voir le roi, devenu depuis la guerre l’empereur Guillaume. Il ne désespérait peut-être pas encore de se faire écouter du souverain victorieux aussi bien que de son tout-puissant ministre, en plaidant devant eux la cause d’une paix modérée équitable, humaine. S’il avait eu quelques illusions mêlées à beaucoup de craintes, il ne tardait pas à s’apercevoir que les illusions étaient vaines, que les craintes pouvaient être au-dessous de la réalité. Il se trouvait aussitôt en face d’une sorte d’inexorable ultimatum, — le démembrement complété par une rançon démesurée. Le vainqueur se montrait courtoisement inflexible. M. Thiers, qui, après les premières entrevues, emmenait avec lui M. Jules Favre, n’avait plus qu’à entrer dans la négociation officielle, soutenant par devoir une lutte inégale contre la force enivrée de victoires.

M. Thiers, je le sais, a été un peu accusé de s’être trop hâté, de ne point s’être servi des neutres, de n’avoir pas prolongé la négociation de façon à laisser à l’Europe le temps d’intervenir par une médiation modératrice. Ce n’est qu’une illusion de plus. Quelle apparence que l’Europe qui, pendant la guerre, n’avait rien fait parce qu’au fond elle ne voulait rien faire, eût à la dernière heure la volonté et le pouvoir d’intervenir d’une manière décisive, efficace? D’un autre côté, M. de Bismarck restait seul maître du temps, qu’il mesurait avec jalousie, pour ainsi dire, à la négociation. On était au 21 février, il n’avait accordé une prolongation d’armistice que jusqu’au 26. Il n’aurait sûrement pas laissé aux neutres le temps de se mêler de ses affaires; il ne voulait pas même paraître concéder à un désir de l’Angleterre une réduction de l’indemnité de guerre. Ce qui l’exaspérait le plus, c’était cette idée de l’intervention des neutres, et à la moindre difficulté soulevée par M. Thiers il s’emportait, il disait avec une colère mêlée d’ironie : « Je le vois bien, vous n’avez d’autre l)ut que de rentrer en campagne ; vous y trouverez l’appui et les conseils de vos bons amis messieurs les Anglais. » Pour que l’Europe eût un rôle dans la négociation il aurait fallu qu’elle eût le droit d’avoir une influence, la volonté et le pouvoir de l’exercer : il aurait fallu qu’il y eût une Europe! La vérité est que, pour la France, il n’y avait ni intervention ni secours à attendre d’aucun côté, et que M. Thiers, son représentant, restait seul à se débattre, n’ayant à compter que sur ses propres efforts, sur les inspirations d’un patriotisme servi par une raison éloquente. Il ne résistait pas moins, il ne disputait pas moins le terrain pied à pied, comme s’il avait eu toute liberté, comme s’il eût gardé quelque espoir d’adoucir