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chances de ce duel, désormais inégal, engagé entre Allemands et Français, ni sur l’état de l’Europe, dont il allait essayer de réveiller les sympathies, et la réalité, dans son long voyage à travers le continent, ne répondait que trop à ce que sa raison avait pressenti.

Qu’arrivait-il, en effet? Partout M. Thiers était accueilli, sans doute, comme le premier des Français, comme le plus digne et le plus séduisant des plénipotentiaires; partout aussi il se heurtait contre une « abstention » obstinée qui se déguisait sous le voile de ce qu’on appelait alors la « ligue des neutres. » — En Angleterre, les chefs du cabinet libéral, M. Gladstone et lord Granville, se montraient empressés, affectueux, attristés des événemens, un peu embarrassés de tout ce que leur disait avec sa vive éloquence leur brillant interlocuteur, mais décidés d’avance à ne rien faire, ils écoutaient avec une gravité émue ce vieillard plein de feu qui dans ses conversations prodiguait pour la défense de son pays la raison politique, la passion et même le sarcasme; ils résistaient à tout, ils se retranchaient dans la neutralité qu’ils avaient proclamée « avec l’approbation de la reine et du peuple. » L’Angleterre ne laissait pas sans doute d’être inquiète d’une crise qui pouvait changer profondément l’équilibre du monde; elle ne voulait pas s’exposer à porter au camp allemand des propositions qui ne seraient pas écoutées — ou courir le risque d’être entraînée dans la guerre. Des paroles vagues, c’était tout ce qu’on pouvait attendre d’elle.

A Saint-Pétersbourg, où il arrivait à tire-d’aile le 26 septembre et où il restait treize jours, M. Thiers avait espéré d’abord rencontrer quelque appui. Il voyait successivement l’empereur, les membres de la famille impériale, la grande-duchesse héritière, qui passait pour peu Allemande et qu’il appelait « la compagne d’un aiglon, » le chancelier prince Gortchakof, qu’il connaissait depuis longtemps, quelques-uns des personnages de la cour. Il était reçu avec respect et cordialité dans ce monde russe. Le prince Gortchakof ne lui laissait pas le temps de se faite illusion. « Vous trouverez ici de vives sympathies pour la France, lui disait le chancelier; mais, ne vous y trompez pas : en Russie l’empereur seul est le maître; or l’empereur veut la paix... Vous trouverez auprès de lui des secours pour négocier et pas pour autre chose. On vous aidera à traiter sans perte de temps, et, croyez-moi, il n’y a pas autre chose à faire. » La Russie avait d’ailleurs sa pensée: elle songeait à profiter de l’abattement de la France et de l’amitié intime qui unissait l’empereur Alexandre au victorieux souverain de la Prusse pour se délivrer du traité de 1856 qui avait diminué sa puissance dans la Mer-Noire, qui lui rappelait ses défaites de Crimée. — A Vienne, où il avait passé en allant à Saint-Pétersbourg et où il passait encore en redescendant vers l’Italie, M. Thiers avait affaire à une politique qui,