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un mouvement sans courir vers l’abîme, vers « le gouffre de toutes les impossibilités. »

Cinq mois durant ce drame pathétique se déroulait, et c’est du sein de cette crise militaire, diplomatique, nationale, à la fois intérieure et extérieure, que renaissait pour M. Thiers l’occasion d’un rôle aussi douloureux que nouveau, Tait pour couronner d’un suprême honneur cette carrière d’un demi-siècle. Après avoir été le chef de la jeunesse libérale de la restauration, le premier ministre de la monarchie de 1830, le conservateur de 1848, le patriote clairvoyant du second empire, le politique habile de tous les temps, de tous les régimes, M. Thiers, se trouvait conduit dans son vieil âge à être entre tous la personnification vivante et touchante de la patrie en détresse. Tout se réunissait pour faire de lui ce qu’il a été, — le plénipotentiaire de l’infortune nationale auprès de l’Europe, le négociateur d’une paix nécessaire à l’heure des cruels sacrifices, le dompteur d’une guerre civile née de la guerre étrangère, le réparateur des désastres qu’il avait prévus. C’est l’histoire de ces deux ou trois années, 1870-1873, pendant lesquelles M. Thiers, devenu une sorte de grand délégué national, mettait tout ce qu’il avait d’esprit, d’expérience et d’activité à relever la France, à la racheter de l’étranger, à la réorganiser, à remonter enfin cette pente de ruine où en quelques mois on s’était précipité.


I.

Au moment où avait éclaté en pleine guerre l’inévitable catastrophe qui jetait la France de l’empire dans la république sous le nom de « défense nationale, » M. Thiers s’était défendu pour sa part d’entrer dans cette aventure d’une révolution. Il n’avait été, au 4 septembre, ni de ceux qui allaient à l’Hôtel-de-Ville, ni de ceux qui encourageaient à y aller. Il était resté avec un certain nombre de députés au Palais-Bourbon, et avec eux il avait protesté, pour l’honneur du droit, contre la dissolution du corps législatif par la multitude.

Il n’entendait pas, toutefois, blâmer ceux qui osaient, à une pareille heure, ramasser le pouvoir tombé à terre et former ce qu’il appelait « le gouvernement de la défense nationale. » Il n’enviait pas leur sort, il tenait encore moins à leur disputer le peu d’autorité qu’ils avaient. Il leur recommandait seulement d’être prudens et modérés, de penser avant tout à la France, et, loin d’être pour eux un ennemi, il contribuait, au contraire, à leur épargner un embarras dans une circonstance délicate alors peu connue. Dès les premiers jours, trois des princes d’Orléans, M. le duc d’Aumale, M. le prince de Joinville et M. le duc de Chartres, étaient accourus