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tueuse bravoure sur les baïonnettes de nos bataillons, qui n’avait en réalité ni artillerie ni connaissances militaires. Maintenant les Anglais en débarquant ont eu devant eux une armée relativement assez nombreuse, munie d’une puissante artillerie, composée de soldats peu faits pour se battre en rase campagne, mais capables de se défendre dans des retranchemens assez habilement organisés. En 1798, le canal de Suez n’existait pas. Aujourd’hui il y avait visiblement pour les Anglais un intérêt politique autant qu’un intérêt militaire à ne pas prendre la route directe du Caire, à aller chercher une base d’opérations sur le canal, au risque de compliquer et de retarder leur marche.

Que, malgré tout, les Anglais aient mis de la lenteur dans leurs préliminaires et qu’ils se soient créé ainsi des difficultés de plus en laissant à l’ennemi le temps de se fortifier, de se retrancher, c’est possible. C’est leur éternelle histoire. Ils sont souvent surpris au début de toutes leurs guerres ; ils sont lents à entrer en action et ils ne réussissent même pas toujours du premier coup. Une fois engagés et maîtres de leurs ressources, ils vont d’un pas solide à leur but. C’est ce qui leur arrive en ce moment même, où, après quelques jours passés à Ismaïlia, ils viennent coup sur coup de livrer le combat heureux de Kassassine et d’emporter d’assaut les retranchemens de Tel-el-Kébir. C’est leur première bataille sérieuse, qui fait tomber une partie des défenses d’Arabi, et, tout bien compté, il n’est point impossible que, par leur système d’opérations, les Anglais n’arrivent à un résultat plus complet, plus décisif que le succès si prompt obtenu par Bonaparte lui-même dans sa marche directe sur le Caire.

Faut-il donc maintenant se laisser aller à cette sorte de jalousie mesquine ou de mauvaise humeur que d’étranges patriotes témoignent parfois à l’égard de l’Angleterre ? Qu’un certain sentiment national ait souffert et souffre encore de l’effacement si complet de la France dans une affaire où nos ministres, avec l’assentiment des chambres elles-mêmes, ont si souvent déclaré que nous devions garder une position privilégiée, cela se peut ; mais après tout, si la France est absente en Égypte, c’est qu’on l’a voulu, et il serait au moins singulier de chercher des griefs, des motifs d’animosité dans tout ce que font les Anglais pour le succès d’une entreprise sur laquelle les deux nations ont commencé par être d’accord. On a voulu, à un certain moment, que la France restât en dehors de toute intervention, qu’elle ne s’engageât pas : soit, elle n’est pas engagée. Elle n’en a pas moins ses traditions de politique qui sont restées incontestées jusqu’au mois dernier, où il a été convenu qu’elle n’avait plus d’opinion. Elle n’a cessé de déclarer par sa diplomatie que la situation, telle qu’elle existait dans la vallée du Nil depuis les insurrections militaires, était en contradiction avec des engagemens internationaux, avec nos droits, et ne pouvait être