commun avec la déduction cartésienne, partant du « simple, » pour descendre au « composé, » c’est du complexe que l’on part, de l’observation des choses et de la connaissance de la vie, pour s’élever au point de généralisation qu’exige la vérité poétique. Si Corneille, dont on veut faire le précurseur du romantisme, avait justement un peu mieux connu le monde et la vie, peut-être qu’il n’aurait pas eu l’idée singulière d’aller demander à des combinaisons de formules dramatiques le renouvellement de sa verve tarie. Mais si Racine, avec tout son art et tout son esprit, n’avait pas, au contraire, possédé cette expérience, il ne serait pas Racine et ses tragédies vaudraient celles de Voltaire. Voltaire, en vérité, comme on dit, nous la donne belle là-dessus, et M. Krantz l’en croit trop aisément : « On peut en sculpture et en peinture traiter cent fois les mêmes sujets : on peint encore la Sainte-Famille, quoique Raphaël ait déployé dans ce sujet toute la supériorité de son art, mais on ne serait pas reçu à traiter Cinna, Andromaque, l’Art poétique, le Tartufe. » Non, sans doute, on ne serait pas reçu à traiter Cinna, mais pourquoi ne serait-on pas reçu à traiter la clémence d’un souverain qui pardonne un sujet rebelle? Et s’il n’est pas permis de recommencer Tartufe, quelle interdiction y a-t-il, si l’éternelle hypocrisie revêt une autre forme, de la porter une fois de plus à la scène? Voltaire, comme toujours, plaide ici sa propre cause. Il connaît trop bien Racine, il le sent trop vivement pour ne pas savoir combien Zaïre est au-dessous de Bajazet, mais sa vanité ne veut pas qu’il y ait de sa faute, et c’est à la force des choses qu’il s’en prend donc de l’infériorité. De là ces formules : « Si jamais quelque artiste s’empare des seuls ornemens convenables au temps, au sujet, à la nation, ceux qui viennent après lui trouveront la carrière remplie; » et encore : « Il ne faut pas croire que les grandes passions tragiques et les grands sentimens puissent se varier à l’infini d’une manière neuve ou frappante, » et enfin : « On est réduit ou à s’imiter ou à s’égarer. »
C’est ce que M. Krantz appelait tout à l’heure le temps de l’imitation nécessaire. Car, nous dit-il maintenant, « pour un classique qui admet l’unité de perfection et qui ne reconnaît qu’une seule forme et en critique qu’une seule formule de beauté, changer, c’est nécessairement dégénérer. » Il est trop facile de répondre que même, en acceptant cette étroite définition de l’art classique, Voltaire, puisque les modèles sont dans la nature et chez les anciens, au lieu d’imiter Racine, n’avait, comme autrefois Racine, qu’à imiter directement la nature et les anciens. Car, autrement, nous aboutirions à cette étrange conclusion qu’y ayant onze tragédies de Racine, dont sept ou huit au moins sont des chefs-d’œuvre. Racine lui-même n’aurait pas pu y en ajouter une douzième. La preuve d’ailleurs que pour Voltaire changer n’eût pas été dégénérer, c’est qu’il n’a rien épargné pour changer autant qu’il était en lui la formule tragique de Racine : l’esthétique révolutionnaire de l’auteur du Fils