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absolument défaut. Je n’insisterai pas davantage, puisqu’aussi bien vers la fin de son livre, M. Krantz a touché d’Andromaque et de Phèdre, Mais quand j’en serais réduit à disputer sur le seul Boileau, je soutiendrais encore que le général n’est pas l’universel. Boileau s’arrête au général, il ne va pas jusqu’à l’universel. Or, en littérature l’universel diffère du général exactement dans la mesure où le chapitre de Théophraste sur l’Épargne sordide diffère du portrait que Boileau lui-même nous a laissé du lieutenant-criminel Tardieu. Les définitions sont universelles, les descriptions peuvent être générales. Et le général, comme le fait très bien observer M. Krantz, est si peu le vague et l’indéterminé, qu’au contraire il a pour qualités l’exactitude et la précision.

Que si maintenant, laissant là Boileau, qui n’est que Boileau, — c’est-à-dire le plus ferme bon sens que je connaisse et un grand artiste, quoi qu’on en dise, mais non pas un poète ni surtout un créateur, — je rassemble les traits qui ont gravé dans mon souvenir les personnages de Racine, il est vrai que Xipharès ou Bajazet s’y dessinent avec moins de vigueur, mais je reconnais Andromaque, Hermione, Agrippine, Roxane, Monime, Iphigénie, Clytemnestre ou Phèdre pour aussi vivantes, aussi nettement caractérisées, aussi individuelles que pas une des héroïnes de Shakspeare, Desdémone ou Juliette, Goneril ou Jessica. Si je pousse encore plus loin, la thèse de M. Krantz croule tout entière et je trouve partout des noms et des œuvres pour y contredire. Il a écrit de fort jolies pages sur « l’unité de ton, » qui serait, selon lui, la seule conception véritablement originale de l’art classique. Je voudrais qu’il me montrât cette « unité de ton » telle du moins qu’il lui plaît de l’entendre, dans le recueil des Fables de La Fontaine. Il en a écrit de très spirituelles où, faisant une comparaison suivie de la tragédie classique avec un syllogisme en forme, il nous montre l’auteur de Bajazet ou de Phèdre, « arrangeant ses prémisses pour sa conclusion, dont il est le maître et dont il a le choix, » de telle sorte que toutes les péripéties de l’action y soient prédéterminées par l’espèce du dénoûment. Mais que fait-il donc de ces fameux dénoûmens de Molière, presque tous ou pour la plupart si parfaitement extérieurs au sujet? Il plaide ailleurs très éloquemment la cause de l’obscur et la beauté de l’inintelligible. « Il faut que l’incompréhensible reste incompréhensible, et que l’art, en l’exprimant, lui conserve son caractère, sous peine de manquer lui-même d’exactitude et de sincérité. Il y a donc des cas où la forme n’aura de valeur esthétique que si elle traduit parfaitement l’obscurité du fond.» Seulement, et sans examiner si cette traduction de l’obscur et cette expression de l’insaisissable ne serait pas une fonction de l’architecture ou de la musique plutôt que de la littérature, que deviennent ici les Sermons de Bossuet? Car enfin quel orateur, ou quel poète même, a plus profondément éprouvé la sensation du mystérieux ou le sentiment