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faire une place au soleil. De là une élévation progressive du niveau intellectuel dans toute la masse de la nation. Ce mouvement n’est, sur bien des points, que celui de la civilisation même, à laquelle la philanthropie est corrélative.

Il est vrai que nous rencontrons ici une objection nouvelle : on nous représente le talent, et surtout le génie, comme des avantages individuels qui se paient au prix de la race. Non-seulement on répète avec Platon qu’une âme maîtresse de soi frappe en vain aux portes de la poésie, avec Aristote qu’il n’y a point de grand génie sans mélange de folie, avec Sénèque « qu’on ne peut faire entendre rien de grand ni de supérieur au vulgaire sans un certain trouble de l’esprit, » mais encore on étend à la race du grand homme le trouble et le germe morbide, qui, en se transformant plus ou moins, fait chèrement payer aux enfans la gloire des pères. « Chaque homme de génie, de talent, dit M. Renan, est un capital accumulé de plusieurs générations. » « Ce capital accumulé et personnifié dans un homme, ajoute M. Jacoby, ne rentre plus dans la richesse commune, il est perdu pour elle du moins au point de vue physique; il est retiré de la circulation et son seul reliquat n’est que folie, misère, dégénérescence de la postérité. » Rien ne se fait de rien, et toute production suppose consommation., « La science, l’art, les idées, pour naître et se développer, consomment des générations et des peuples. » Individus et nations s’épuisent par la production, « comme les terrains non fumés, puisque les produits ne retournent plus au fonds commun et sont matériellement perdus pour lui[1]. » M. de Candolle, à son tour, montre que l’homme civilisé, par le fait même de sa supériorité intellectuelle, est généralement inférieur au sauvage en force physique et en santé. Chez le sauvage, en effet, les conditions principales de la sélection sont une vue perçante, la finesse de l’ouïe, la force musculaire, la faculté de résister au froid, au chaud, à l’humidité, à la faim. L’homme civilisé n’a pas au même degré ces qualités; ce qu’il a gagné d’un côté, il le perd de l’autre, et la loi d’équivalence des forces se vérifie ici comme ailleurs. Le cerveau ne s’accroît qu’aux dépens des muscles; l’homme qui pense est certainement un animal dépravé. Tels sont les inconvéniens du développement intellectuel, que la philanthropie moderne tend à favoriser aux dépens de la force physique. Nous sommes loin de vouloir nier ces inconvéniens, mais il n’en faut pas tirer des conclusions dépassant les prémisses. La science sociale a sans doute raison de le dire : il y a danger, pour les individus et les peuples, à rompre entièrement l’équilibre naturel

  1. De la Sélection, p. 607.