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« Malheur aux vaincus! » mais : « Malheur aux faibles ! » En effet, si un père ou une mère ne conservent la vie à leur enfant qu’à force de soins, si un médecin y emploie, de son côté, toute sa science, cet amour paternel ou maternel, cette science du médecin, n’auront fait que préparer « artificiellement à la société un membre sans vigueur ; » et celui-ci, à son tour, par le mariage, mettra au monde des enfans encore moins vigoureux. Le procédé des Spartiates à l’égard des enfans chétifs redeviendra donc celui de la sociologie perfection née. On essaiera les hommes comme on essaie de nos jours les fusils, en jetant au rebut ceux qui ne peuvent supporter une certaine pression. C’est au sein de la famille, plutôt que dans les hospices, qu’on lutte à force d’art contre l’élimination naturelle des moins vigoureux; nous ne voyons donc pas que la philanthropie publique soit ici responsable des principaux inconvéniens ; c’est l’amour paternel ou maternel qu’il faudrait mettre en cause, et comme cet amour a infiniment plus d’avantages pour la société qu’il n’a d’inconvéniens, il faut l’éclairer et non le diminuer.

C’est plutôt avant le mariage qu’après la naissance des enfans que le vrai problème se pose et que la prévoyance doit s’exercer, dans l’intérêt de l’humanité même. Il y a là, avant tout, une question morale, et c’est au moraliste qu’il appartient d’abord de faire comprendre à l’individu infirme, mal constitué ou malade, la grave responsabilité qu’il accepte en contractant mariage et en risquant de faire retomber sur ses enfans les maux dont il souffre : « L’homme, remarque Darwin, étudie avec la plus scrupuleuse attention le caractère et la généalogie de ses chevaux, de son bétail, de ses chiens avant de les unir entre eux, précaution qu’il ne prend jamais quand il s’agit de son propre mariage[1]. » Il est certain que l’individu qui en appelle un autre à la vie n’est pas seul en cause dans la question et que, s’il fait bon marché pour son compte des maux physiques, il doit hésiter avant d’y condamner sa postérité. Mais faut-il aller plus loin et faire de la question morale une question sociale ou juridique? L’état, le protecteur naturel du droit des tiers, doit-il ici intervenir dans l’intérêt physique des enfans et de la nation comme il intervient pour leur intérêt moral et même pour les questions de pure fortune? — Darwin et ses partisans, tels que M. Ribot, sont assez portés à faire intervenir l’état soit dès à présent, soit lorsque les mœurs auront préparé cette intervention. « Lorsqu’on aura mieux compris, dit Darwin, les principes biologiques, par exemple les lois de la reproduction et de l’hérédité, nous n’entendrons plus des législateurs igaorans repousser avec dédain les plans que nous leur soumettons,..

  1. Darwin, la Descendance de l’homme, t. II, p. 438.