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répondre, ceux qui souffrent le plus de l’imprévoyance du père, n’est-ce pas, au contraire, la femme et les enfans innocens? — « Laissez faire, poursuit Malthus, laissez passer la justice de Dieu. » — Ces prétendues lois de Dieu, où Malthus veut nous faire voir la justice, sont l’injustice même. Pour échapper aux objections des moralistes, le pasteur anglais n’a d’autre ressource que d’invoquer le péché originel. « Il paraît indispensable, dit-il, dans le gouvernement moral de cet univers, que les péchés des pères soient punis sur les enfans. Et si notre vanité présomptueuse se flatte de mieux gouverner en contrariant systématiquement cette loi, je suis porté à croire qu’elle s’engage dans une folle entreprise. » Où Malthus voit un effort de la vanité humaine, la science sociale voit un effort de la justice humaine, supérieure à la prétendue justice de la nature ou de la Providence. S’en remettre aux lois naturelles et providentielles pour prévenir ou réparer l’iniquité, c’est agir comme des êtres sans intelligence et sans volonté, c’est accepter pour l’homme la fatalité qui régit les animaux, « lesquels pourtant n’ont point mangé du fruit défendu. »

La thèse de Malthus, adoptée par beaucoup d’économistes anglais, comme par les naturalistes de l’école darwinienne, est contraire non-seulement à la fraternité pure, mais encore à la stricte justice. Malthus raisonne comme si, actuellement, il n’y avait point sur la terre assez de nourriture pour tous les hommes, comme si, dans l’état actuel de la société, il ne se trouvait pas des hommes jouissant du superflu à côté de ceux qui n’ont point de quoi vivre. Au lieu de limiter ses assertions à l’avenir, et à un avenir encore lointain, il prononce pour le présent même ces dures paroles, tant de fois reprochées par les socialistes aux purs économistes comme étant la plus sincère formule de leurs théories : « Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme n’a pas le moindre droit de réclamer une portion quelconque de nourriture, il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller et ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. » Tout se lie dans cette doctrine : c’est bien le droit même de vivre que Malthus dénie à une l’oule d’hommes. Pour résoudre la question, il s’en remet à la nature, qui ne connaît ni la pitié ni la justice : il faudrait, au contraire, faire appel à la raison et à la liberté de l’homme. En effet, ce n’est pas seulement au a banquet de la nature, » comme le prétend Malthus, que les nouveau-venus demandent une place, c’est encore et surtout au banquet de l’humanité ; ils sont hommes et ce sont des hommes qui les ont appelés à l’existence; les a-t-on consultés avant de leur