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n’est point obligé de céder ce qui lui est indispensable à lui-même pour vivre; cependant, il doit au nouveau-venu une part de son superflu : si l’île suffit à nourrir deux hommes, le premier n’a pas le droit de l’accaparer tout entière. Il devra donc laisser au compagnon que le hasard lui envoie une portion du sol. Par là il n’accomplira point seulement une de ces œuvres de bienfaisance suspectes aux malthusiens et aux darwinistes : ce sera un acte de stricte justice. Qu’il arrive encore dans l’île d’autres hommes, le sol finira par être tout entier occupé, approprié, couvert de maisons, enclos de barrières. Supposons alors qu’un nouveau naufragé survienne. De deux choses l’une : ou l’île peut suffire à nourrir et à entretenir un homme de plus, ou elle ne le peut. Dans le premier cas, si les habitans ne veulent pas que le nouveau-venu se trouve à leur égard et à l’égard de leurs propriétés dans un état de guerre naturel, ils lui devront une portion du terrain. Le terrain est-il déjà approprié tout entier et partagé entre les habitans, ils lui devront alors un travail qui lui fournisse des moyens de subsistance. Cette obligation incombe non à un individu déterminé parmi les habitans de l’île, mais à tous les individus pris collectivement, et chacun devra contribuer selon ses propres ressources à cette tâche commune. L’assistance est ainsi une garantie et une défense de la propriété, un traité de paix succédant à l’état de guerre. Elle ne cesserait d’être un acte de justice pour devenir un acte de pure charité qu’à partir du moment où la subsistance des nouveau-venus ne pourrait plus être prélevée que sur le nécessaire des premiers occupans ; dans ce cas, en effet, il faudrait sacrifier un homme pour en sauver un autre.

Supposons maintenant qu’au lieu d’être apportés dans l’Ile par la fatalité de la tempête, les nouveau-venus y soient introduits par la volonté même de certains individus ; le droit de ces nouveau-venus à l’assistance subsistera dans le présent, mais il est clair que l’ensemble des habitans aura le droit de surveiller pour l’avenir une telle introduction et d’en régler les conditions. S’il s’agit, par exemple, de mettre des enfans au monde en nombre trop grand pour que l’île puisse les nourrir, le petit état que nous examinons ne pourra assumer pour l’avenir le devoir d’assistance si les individus ne renoncent pas de leur côté, comme dit Stuart Mill, à leur droit de multiplication indéfinie.

C’est faute d’avoir fait la distinction qui précède que Malthus rejette absolument tout devoir d’assistance et confie à la nature le soin de faire justice. « La peine attachée à l’imprévoyance par les lois de la nature, prétend-il, retombe immédiatement sur le coupable, et cette peine est d’elle-même sévère. » — Mais, peut-on