Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/412

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’est pas un règne que nous racontons ici : nous avons plutôt cherché à comprendre une âme royale enivrée de toute-puissance, pourtant remplie de toutes les misères et de toutes les faiblesses humaines. Philippe poussa la science du gouvernement aussi loin que cela se pouvait au XVIe siècle ; il fut un prodige d’application, il fut comme un centre nerveux qui envoie ses volontés à des milliers d’hommes, il vécut trop en dehors du mouvement brutal des affaires, trop loin des armées, des camps, des mécontens. Il crut que son calme devait donner le calme à son empire, que son silence devait faire régner partout le silence. Il fut trop subjectif ; il se cloîtra moralement, s’enferma dans l’étiquette comme dans une place forte ; il vécut seul. Sous son règne, l’Espagne descendit peu à peu de ce faîte de grandeur qu’elle avait atteint : il échoua dans toutes ses entreprises importantes ; mais ses armées étaient encore les plus redoutables du monde ; malgré la défaite de la ligue en France, malgré le prince d’Orange, malgré l’Armada détruite, il pouvait vivre encore dans l’illusion et l’enivrement de la toute-puissance. Le roi d’Espagne, le roi catholique avaient pour eux l’éternité, l’espérance des revanches, la confiance dans le triomphe définitif ; mais Philippe, mais l’homme se sentait lentement mourir. Incessamment la mort frappait autour de lui, lui prenait ses quatre femmes, les nombreux infans malsains, atteints dès le berceau de maux étranges, nés dans les froids embrassemens des amours contraints ; le sort affreux de don Carlos l’avait à ce point troublé qu’il regardait la mort des jeunes infans, comme une sorte de délivrance et de faveur du ciel ; la maladie, les remords, la peur de l’enfer peuplaient sa solitude de noires pensées. Il mourut, pour ainsi dire, mille morts, comme pour expier tant de morts injustes et de supplices qu’il avait infligés. Il reste, pour le monde qui ne le comprend plus, un objet d’horreur en même temps que de pitié ; la colère expire devant ce pâle visage, devant ce roi martyr de lui-même, de ses violentes passions, d’un sentiment faux de ses devoirs, d’une conception délirante de la fonction royale. Il mourut, les yeux fixés sur le Christ en croix, souffrant mille tortures et de corps et d’esprit, désespérant d’être sauvé, plus misérable que le plus pauvre prêtre de ses royaumes ou le dernier de ses soldats couché sur le dos et rendant l’âme au bruit de la bataille.


AUGUSTE LAUGEL.