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cœur d’un Espagnol ? On le comprend mieux cherchant à donner la mort à ce Perez, qui l’avait trompé, trahi, entraîné jusqu’au meurtre, que cherchant à faire plier lâchement l’orgueil d’une femme et tenant son pied royal sur la pierre du tombeau où, vivante, il l’avait enfermée.

Il n’est pas très facile de dédoubler un être humain ; il semble cependant que la clé du caractère de Philippe II soit dans une sorte de dédoublement : roi, il définit ses droits et ses devoirs avec une netteté absolue ; il n’a point de doutes, point de scrupules, point de pitié, point de remords ; homme, il se montre faible, irrésolu, timide. Ce contraste est permanent. Philippe apparaît dans un mélange singulier d’ombre et de lumière ; il a une grandeur incontestable ; sa ténacité, sa fermeté sont royales, et, au même instant, on le voit se perdre dans la petitesse, la dissimulation féminine ; il fait peur, il fait pitié.

Le meurtre de Montigny est un des épisodes du règne les plus honteux pour la mémoire du souverain. Il ne s’agit pas ici d’un de ces événemens où la conscience du mari, du père, de l’amant irrité ou jaloux est le principal ressort. Philippe est un roi vis-à-vis d’un sujet, non pas ouvertement rebelle, mais ami des rebelles des Flandres. Au lieu cependant d’agir en roi, il use de la dissimulation la plus raffinée ; il cache ses desseins, il est inquiet, il a d’étranges scrupules ; il se conduit moins comme un prince que comme un particulier qui satisfait une haine personnelle. Floris de Montmorency-Montigny était assurément un grand coupable aux yeux de Philippe (il appartenait à la branche aînée des Montmorency établie en Flandre pendant le XIVe siècle). Il avait osé dire « qu’il n’est pas permis de verser le sang pour des motifs de religion ; » une telle doctrine semblait alors horrible au peuple espagnol : Montigny était jaloux des libertés des Flandres comme son frère aîné, le comte de Horn. Il avait été envoyé en mission en Espagne par le chapitre des chevaliers de la Toison d’or pour expliquer au roi la situation du pays. Philippe essaya de le séduire, de le mettre en défiance contre le prince d’Orange ; Montigny fut envoyé une seconde fois en mission en Espagne quand les confédérés vinrent porter à la régente leur pétition contre l’inquisition. (Comment, Madame ! avait dit pendant le défilé des confédérés un seigneur royaliste, peur de ces gueux ! Par le Dieu vivant, qui croirait mon conseil, leur requeste seroit apostillée à belles bastonnades et les ferions descendre les degrés plus vivement qu’ils ne les ont montés. » La noblesse belge s’alarma du caractère révolutionnaire de la ligue, au moins la grande noblesse, car la petite noblesse était avec le peuple. On voulut tenter encore un effort auprès de Philippe, tâcher de