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comme son aïeule. » Philippe s’efforça longtemps de discipliner don Carlos, il lui donna entrée dans le conseil, bien qu’il injuriât les ministres et publiât les secrets de l’état. Quand le duc d’Albe vint prendre congé avant de partir pour les Flandres, don Carlos se jeta sur lui le poignard à la main et le vieux duc dut le désarmer de force. Il n’est pas vrai qu’il pactisât au fond du cœur avec les révoltés des Flandres ; il n’est pas vrai qu’il fût imbu des idées de tolérance ; sa pitié était de l’espèce la plus superstitieuse, et les Flamands, bien informés de son état, redoutaient de le voir arriver comme gouverneur. Bientôt le délire de la persécution se déclara ; le malheureux se croit poursuivi, en danger de mort ; il essaie de tuer don Juan d’Autriche, comme il avait essayé de tuer le duc d’Albe. » — « Philippe II, écrit M. Forneron, a dans ses souvenirs d’enfance un exemple : il a vu son aïeule succomber après cinquante années de séquestration. Il prend sans émotion le parti décisif. À onze heures du soir, le casque sur la tête et l’épée à la main, il entre dans la chambre de son fils, sans bruit, avec cinq gentilshommes et douze gardes ; le verrou ne défend plus la porte. Avant que l’infant soit réveillé, les gardes ont enlevé les armes, cloué les volets, saisi les papiers : « Mais je ne suis pas fou ! » s’écrie en pleurant don Carlos. En prenant la détermination d’enfermer son fils, Philippe accomplissait un devoir envers les habitans de ses immenses états, le devoir de les soustraire aux chances de la toute-puissance d’un monstre. La moitié du monde soumise aux fureurs d’un halluciné, c’eût été une calamité dont nous souffririons encore aujourd’hui. » M. Forneron absout le prince et condamne l’insensibilité du père ; l’impassibilité n’est pas toujours l’insensibilité. Philippe, dans sa lettre au pape, retrouvée récemment, justifie l’arrestation de Carlos en alléguant « les travers d’intelligence et de caractère qui le privent absolument de l’aptitude nécessaire au gouvernement d’un état ; » il écrit à Catherine de Portugal, la grand’mère de l’infortuné prince : « Ma résolution n’a pas été provoquée par une faute ni par un manque de respect. Si c’était un châtiment, il aurait son temps et sa limite, et je n’espère pas voir mon fils se modifier ; il y a une autre cause et une autre raison : le remède n’est ni dans le temps ni dans les expédiens. J’ai voulu faire en cela un sacrifice à Dieu de ma propre chair et de mon sang, et préférer son service et ses intérêts et le bien de la chrétienté à toute autre considération humaine. »

Un prisonnier comme don Carlos était malaisé à garder ; les contemporains ont cru qu’un poison lent hâta la mort du jeune prince, et l’accusation fut directement formulée par Antonio Perez quand celui-ci devint l’ennemi acharné de Philippe : « Il fut ordonné, écrivait