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son fils aucun vice capital ni aucun crime déshonorant et qu’il l’avait fait enfermer pour son bien et pour celui du royaume. » Il écrivit en même temps au pape Pie V tout le contraire ; il lui dit dans sa lettre du 20 janvier 1568 « que, dès sa plus tendre jeunesse, la force d’un naturel vicieux a étouffé dans don Carlos toutes les instructions paternelles. » Voltaire ajoute que le silence de Philippe au milieu des rumeurs qui suivirent la mort de don Carlos semble justifier ceux qui prétendaient que la cause de sa mort était l’amour de don Carlos pour la reine Elisabeth sa belle-mère, et l’inclination de cette reine pour le jeune prince. Il tient la chose pour vraisemblable ; Elisabeth et don Carlos étaient du même âge à peu près ; Elisabeth avait dans les veines le sang des Valois, elle avait été élevée dans une cour galante. La mort de la reine suivit de près celle du prince : « Toute l’Europe, dit Voltaire, crut que Philippe avait immolé sa femme et son fils à sa jalousie. » La critique historique a soufflé sur ce roman et il ne reste à peu près rien de la légende qui a inspiré le génie poétique de Schiller. Don Carlos était petit-fils de Jeanne la Folle, il était fils de Marie de Portugal, la première femme de Philippe II, qui mourut quatre jours après ses couches. Il fut chétif dès son bas âge. À quatorze ans, il était si faible que l’ambassadeur de France écrivait pendant les fêtes du mariage du roi d’Espagne avec Elisabeth de Valois : « Le pauvre prince est si bas et si exténué, il va d’heure en heure tant affaiblissant que les plus sages de cette cour en ont bien petite espérance. » Il avait les fièvres, et, suivant la méthode espagnole, on le saignait. Un soir, quand il avait seize ans, il tomba « la teste la première dans une petite vis (escalier) obscure par laquelle il pensoit seul et à cachettes, descendre dans un jardin pour avoir la veue d’une jeune fille du concierge qui lui sembloit belle. » Il se relève, paralysé de la jambe droite et meurtri à la tête. Il fut pris d’un érysipèle, et Vesale dut lui faire l’opération du trépan. L’opération réussit et le jeune prince entra en convalescence. Fut-il jamais bien guéri ? Il resta toujours sur les confins de la folie ; il se disait tout bas à la cour qu’il n’aurait jamais d’enfans ; son infirmité était accompagnée des symptômes les plus bizarres. Tantôt il embrassait, tantôt il insultait les femmes, il faisait fouetter des petites filles sous ses yeux. La jeune reine Elisabeth domptait mieux que personne les accès de fureur du malheureux enfant ; mais il ne put jamais y avoir entre eux même le commencement d’une passion romanesque.

Carlos était d’ordinaire bon et généreux, mais il avait des accès de brutalité et de cruauté ; il mangeait hors de propos, avec une gloutonnerie effrayante ; l’ambassadeur vénitien, notant toutes ses bizarreries, n’hésite pas à écrire : « Il est atteint d’aliénation mentale,