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M. Forneron, en racontant sa mort, va jusqu’à dire : « Pendant qu’il s’en allait en lambeaux sur son lit infect, il aurait encore inspiré son inquisition, compté les tours de corde, désigné des villes à dépouiller, écouté Deza ou fray Diego de Chaves (les confesseurs). Jusqu’au dernier souffle vivaient ses illusions sur sa méthode de servir Dieu. Il avait été trop clément, c’était déjà un premier regret : au lieu de détruire les seuls Maures d’Andalousie, il aurait dû exterminer ceux de toute l’Espagne : « Et je lui ai dit, raconte Juan de Ribera, évêque de Valence, l’année où il perdit sa grande flotte, je lui ai dit qu’il n’y avait pas à chercher bien loin la raison que pouvait avoir eue Dieu en permettant ce désastre ; la véritable cause est la tolérance qu’on témoigne aux Maures d’Espagne. Le roi est tombé dans le péché de Saül ; Dieu lui avait envoyé un prophète pour lui ordonner de détruire les Amalécites, sans laisser hommes, femmes, enfans, pas même enfant à la mamelle, et Saül n’a pas tout détruit et il est tombé sous l’indignation de Dieu. »

Philippe II ne marque jamais, pendant la durée d’un long règne, la moindre hésitation sur ses droits et sur ses devoirs royaux ; il ne regrette rien comme souverain ; mais les fautes du prince furent punies par les souffrances et les tortures de l’homme, et son orgueil était tel qu’il put peut-être croire naïvement que ses peuples pouvaient subir le châtiment de ses péchés, il vit dans les malheurs qui accablèrent l’Espagne, dans les revers de la cause catholique, dans la ruine de l’Armada, dans tous les événemens contraires à ses desseins, moins la punition de sa politique que celle de ses fautes. C’est ici que Philippe devient véritablement tragique ; car il ne porte pas seulement ses propres douleurs, il porte les douleurs de tout un monde, et le secret de ses férocités comme de ses timidités doit être cherché dans les troubles de sa conscience et dans ses remords. Ce roi, si ferme, si assuré, si inflexible quand il s’agit des royaumes et des peuples, devient sans force en face de certains événemens qui restent dans la nuit de la vie privée, et sa faiblesse même l’entraîne alors aux plus terribles extrémités et à des résolutions dans le souvenir assombrit éternellement son âme.

Si pénible que soit un tel sujet, il faut bien parler des rapports de Philippe avec son fils don Carlos. Ce drame, l’un des plus sombres de l’histoire moderne, a des mystères presque impénétrables. Voici ce qu’en écrivait Voltaire dans l’Essai sur les mœurs, et je ne donne son opinion que comme témoignage d’une sorte de tradition historique : « Il n’est ni prouvé ni vraisemblable que son père l’ait fait condamner par l’inquisition. Tout ce qu’on sait, c’est qu’en 1568, son père vint l’arrêter lui-même dans sa chambre et qu’il écrivit à l’impératrice, sa sœur : « Qu’il n’avait jamais découvert dans le prince