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dans son fils, avait en vain tenté de lui assurer l’empire ; il ne pouvait contraindre les Allemands à se laisser gouverner par un Espagnol, il voulut du moins lui donner l’Angleterre avec l’Espagne. Philippe se résigna. Il laissa Charles-Quint entamer, conduire les négociations, faire sa cour ; « comme un autre Isaac, dit un écrivain espagnol, Sandoval, il se sacrifia sur l’autel du devoir filial. » Philippe quitta Valladolid, laissant sa sœur Jeanne régente avec un conseil. Il alla faire ses dévotions à Compostelle, où il signa son contrat de mariage et s’embarqua le 12 juillet à la Corogne, avec une suite dont faisaient partie les ducs d’Albe et de Medina-Cœli, le prince d’Éboli et les comtes flamands d’Egmont et de Horn. Que de choses dans ces seuls noms ! Quelles tragédies ils renfermaient, que nul œil humain ne pouvait encore apercevoir !

Nous ne raconterons point l’histoire du règne de Marie Tudor et de Philippe ; pour le prince espagnol, il peut se résumer pour ainsi dire d’un mot : ce fut une grande aventure et une aventure inutile. Ce n’était peut-être pas une entreprise absolument chimérique que de tenter de reprendre l’Angleterre à l’hérésie et de la réconcilier tout à fait avec Rome, car les peuples étaient bien forcés dans ces temps difficiles de suivre la religion des princes, mais le temps manqua à Marie, et ses persécutions ne servirent à rien. Philippe fut en Angleterre comme en exil, obligé de forcer sa nature, de rester toujours au second plan, de s’effacer devant la reine, de se contraindre devant les Anglais, de subir les tendresses importunes de sa femme, de lui montrer des semblans d’amour. Il n’était pas encore ce qu’on le vit plus tard, et il usa de son influence sur Marie pour modérer les persécutions. On sait aujourd’hui qu’il fit très secrètement des visites à Elisabeth, la sœur de Marie, alors tenue dans une profonde disgrâce. Prévoyait-il la mort de Marie et voulait-il donner une preuve d’intérêt à la jeune princesse qui pouvait monter sur le trône d’Angleterre ? Subit-il le charme d’Elisabeth, alors jeune et séduisante ? Songeait-il déjà à opposer une rivale à Marie Smart ? Il serait bien difficile de le dire. Philippe éprouva un vrai sentiment de délivrance, quand Charles-Quint l’appela auprès de lui en Belgique et lui annonça son projet d’abdication. « La reyne, écrivait l’ambassadeur français, de Noailles, a tant ensorcelé ce beau jeune prince, son mari, que de lui avoir faict croyre un an entier qu’elle estoit grosse pour le retenir près d’elle, dont il se trouve à présent si confus et fauché qu’il n’a plus délibéré de retourner, promettant à tous ses serviteurs que s’il peut estre une fois en Espagne, il n’en sortira plus à si mauvaise occasion. »

L’effet de l’abdication de Charles-Quint sur l’esprit de Philippe dut être profond ; on ne peut encore aujourd’hui lire sans émotion