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les peuples, sans le savoir, cherchent leurs frontières. Un jour vient où ces hordes errantes, vaincues par l’attraction d’une contrée ou contenues par la force égale d’invasions contraires, s’endiguent, s’arrêtent : de l’union de la race et du sol naît la patrie. La fixité des intérêts et des habitudes crée à la fois des besoins nouveaux et les moyens d’y satisfaire, le commerce se développe, commerce tout intérieur, car le premier soin des peuples, après avoir trouvé leurs frontières, est de les fermer. Ils obéissent et à l’instinct encore barbare qui leur montre dans l’étranger l’ennemi, et au sentiment déjà réfléchi que, dans un monde dépourvu de droit public et voué à la violence, chaque nation particulière doit considérer comme un état normal des guerres inévitables et toujours imminentes. Tout ce qu’emploie la nation est tiré du sol national et du travail national, et pour ne pas s’affaiblir en attendant de l’étranger un concours que sa volonté est maîtresse de refuser, on repousse en tout temps ses produits. Comme les armées en guerre, les droits prohibitifs défendent la nation en paix et, plus exactement, la maintiennent dans l’état où la rupture de la paix peut l’obliger à vivre. Les douanes intérieures complètent le système. Il ne faut pas qu’une partie du pays étant au pouvoir de l’ennemi, l’autre partie se trouve privée de ressources nécessaires, La difficulté des échanges entre les provinces fait de chacune un marché qui se suffit à lui-même, une forteresse capable d’une résistance isolée. Partout où la présence de l’ennemi n’amène pas avec elle le pillage, les transactions qui alimentent un commerce tout local persistent, il perd seulement ce qu’auraient produit ou consommé les régnicoles envoyés aux armées. La vie n’est forte nulle part, mais anime une foule de centres indépendans, et la discorde n’étend pas le trouble plus loin qu’elle n’étend l’épée.

Tel a été, depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la révolution française, le régime commun des peuples en Europe. La guerre n’est plus un gain puisque le travail existe, mais le travail est organisé de telle sorte qu’il souffre peu de la guerre. Les nations ne se rencontrent que sur les champs de bataille : c’est pourquoi leurs conflits armés peuvent remplir leurs annales, et des occupations s’étendre au-delà d’un siècle sur leur territoire sans les épuiser. Veut-on connaître leur histoire, qu’on écoute leurs plaintes. La plus amère, dans les plus sombres jours, ne dénonce pas la ruine du commerce, mais la lourdeur des impôts. Si cette organisation avait été rigoureusement maintenue, aucune marchandise ne parvenant à l’étranger, il n’y aurait pas eu dans cette période plus que dans la précédente ni commerce ni blocus. Il n’y eut ni l’un ni l’autre, en effet, tant que l’ignorance où chacun était du globe et même de ses voisins ne permit pas aux peuples de soupçonner ce qui leur manquait.