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et morales ; elles ont en elles le ferment qui les désagrégera. Flaubert et Bouilhet ont commis tous deux la même erreur. Ils ont vécu trop longtemps en face l’un de l’autre, se reflétant, se reproduisant, formant à eux deux un univers d’où le reste du monde était exclu, lis se sont complu dans une sorte d’isolement qui les ramenait toujours à la contemplation de leurs œuvres. À une lecture d’un fragment de Flaubert Bouilhet répondait en récitant les dernières strophes qu’il avait faites. Ils se renvoyaient la glorification ; tour à tour ils étaient le prêtre et la divinité.

Ils ne se sont pas assez mêlés aux hommes ; ils se sont trop confinés dans des cénacles, pour ne pas dire dans des coteries ; ils n’ont rien regardé des choses humaines qu’à travers l’art, bien plus, à travers des formes littéraires. À toute question où l’on voulait les intéresser, ils répondaient : « Qu’est-ce que cela fait à la littérature ? » À force de se concréter, il me semble qu’ils se sont durcis. Les grands intérêts humains leur ont paru indifférens. Dans l’antiquité, dans le moyen âge, dans la renaissance, dans les temps modernes, ils n’ont admiré que les formes, c’est-à-dire les apparences. Le fond était à dédaigner et bon pour des bourgeois. Je crois qu’il est mauvais pour l’artiste, quel qu’il soit, quel que soit son talent, quel que soit son outil, de ne vivre qu’avec ses congénères ; on fonde ainsi, sans en avoir conscience, de petites écoles d’admiration mutuelle où s’énervent les facultés, parce qu’on les sature de louanges et qu’elles croient n’avoir pas à se renouveler. C’est mettre l’oiseau en cage et le condamner à chanter la même chanson. De même qu’il est bon de courir l’univers et de comparer les peuples entre eux, de même il est utile de changer de milieu intellectuel, quitte à traverser des milieux inférieurs ; c’est une excursion à travers les cervelles ; la plus obscure a son point lumineux, et dans cette revue des idées d’autrui, on se complète, on s’amende, et l’on s’agrandit. Causer avec un matelot, avec un soldat, avec un bourgeois, comme eût dit Flaubert, c’est souvent trouver l’occasion d’apprendre ce que l’on ignore. Chaque brin d’herbe a son parfum, mais pour le découvrir, il faut marcher au milieu de la prairie et ne pas rester sur la colline à contempler le soleil en tournant le dos à la terre. À tous deux, à Bouilhet comme à Flaubert, il a manqué aux heures de la jeunesse, entre vingt et trente ans, d’être ballotté dans la houle humaine. Flaubert, retenu par sa santé, Bouilhet enchaîné par la nécessité, n’ont pu acquérir la souplesse que donne l’escrime de la vie ; je l’ai regretté, car leur talent, si grand qu’il soit, en a contracté quelque chose de monacal qui sent la cellule et fait croire à la volonté de rester cloîtré. Est-ce pour cela seulement que la tendresse, cette fleur même de la poésie, manque aux œuvres de