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adoucissant pour lui ce que la solitude aurait eu de trop pénible. Elle avait un fils nommé Philippe, que Bouilhet éleva, qu’il mit dans la bonne voie comme s’il eût été son père. Léonie et Philippe ont été admirables, d’une affection, d’une abnégation que rien n’a démentie et dont le relus, in articulo mortis, d’un mariage longtemps rêvé est la preuve éclatante.

Le groupe consultatif qui devait se concerter pour déterminer la publication des œuvres posthumes de Bouilhet n’eut pas à se réunir, Flaubert fit son choix et n’écouta pas nos observations lorsque nous eûmes à lui dire que le titre adopté par lui : Dernières Chansons, était ambigu, donnerait lieu à une fausse interprétation et compromettrait le succès du livre. Comme disent les bonnes en parlant des enfans, Flaubert était « entier, » ses projets le saisissaient tyranniquement et il n’en reconnaissait pas les inconvéniens. Toute objection s’émoussait sur lui ; nous le savions, et nous épargnions, à lui un accès d’impatience, à nous une peine inutile. Il n’avait pas la proportion des choses et sa tendance vers l’exagération était tellement augmentée par l’amitié qu’il a cru que Bouilhet était le plus grand poète du XIXe siècle ; il me l’a dit, ce qui était sans conséquence, mais il l’a dit à d’autres, et c’est Bouilhet qui en a souffert. À une répétition générale d’Hélène Peyron, je l’ai entendu s’écrier : « C’est plus beau qu’Eschyle ! » Un vieil ami, nommé Clogenson, venu exprès de Rouen, lui dit : « Ne répétez pas cela le jour de la première représentation, vous feriez tort à Bouillet. » Il était de bonne foi et s’enivrait de sa propre opinion. À peine Bouilhet fut-il mort qu’il voulut lui faire élever une statue sur une des places publiques de Rouen. Une statue à Rouen, en parallèle à celle de Corneille ! il n’y avait même pas réfléchi. Une souscription fut ouverte ; la somme recueillie permit de faire un buste et un piédestal. Ce ne fut pas sans difficultés que Flaubert obtint l’autorisation de placer l’image de Bouilhet non loin de la Bibliothèque publique[1]. Le conseil municipal montra peu d’empressement et Flaubert, qui ne sut se maintenir, lui adressa une brochure dont l’aménité n’est point le caractère dominant. Dans le fond, il avait raison ; il eut tort dans la forme. Certes il était irritant de voir le mérite littéraire de Bouilhet mis en doute par des conseillers municipaux au milieu desquels siégeait un rimailleur qui avait commis des vers que tout mirliton eût répudiés ; mais un peu de modération n’aurait pas été superflu. De cette lettre, où Flaubert discute à coups de lanière, une parole est à retenir : « La noblesse française, dit-il, s’est perdue pour avoir eu pendant deux

  1. L’inauguration du buste de louis Bouilhet a eu lieu à Rouen, le 24 août 1882.