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selon ses aptitudes, travaillant à ses heures, sans contrainte et dans le calme qu’il aimait. Il n’était point ambitieux et eût voulu pouvoir ne jamais quitter la retraite qu’il s’était choisie. La ville de Rouen vint l’y chercher et en fit son bibliothécaire. C’était un poste tranquille, fait pour lui. Tout en surveillant la besogne des employés et le prêt des livres, on peut rêver aux combinaisons du drame et chercher des rimes rares ; mais la nouveauté de la fonction l’intéressa, du moins il le crut : il pensa à des classemens, à des catalogues, à des installations logiques, et donna à la bibliothèque un temps que la poésie réclamait. Flaubert ne lui épargnait pas les reproches : « On t’a mis là pour faire des vers et non pour ranger des bouquins. » Une modification profonde s’était opérée en Bouilhet, qui ne la remarquait pas et dont Flaubert ne s’apercevait pas davantage ; il était envahi par une tristesse vague, sans motifs sérieux, car toute inquiétude matérielle avait disparu de sa vie ; il dormait mal, sa soif était continue, il travaillait peu et difficultueusement ; parfois il restait de longues heures la tête appuyée sur son fauteuil, immobile, les yeux ouverts, comme emporté dans un songe interne dont lui seul avait conscience. Au commencement de l’été de 1869, il était affaibli et se plaignait de douleurs confuses dont il ne pouvait préciser le siège. Des médecins diagnostiquèrent une albuminurie consécutive d’une néphrite et l’expédièrent à Vichy, où il ne resta pas longtemps, car le docteur Villemin, l’ayant examiné, le renvoya à Rouen sans délai. Il y revint, très triste, très abattu ; l’œdème des jambes était considérable et le gênait pour marcher. Il fit appeler le docteur Achille Flaubert, qui constata que le mal était grave, si grave que l’espoir restait incertain. Le pauvre poète était parvenu à son dernier vers et se rappela peut-être une phrase de Marc Aurèle qu’il m’avait envoyée lorsque Louis de Cormenin nous quitta : « La mort met fin à l’agitation que les sens communiquent à l’âme, aux violentes secousses des passions et à cette condition de marionnette où nous réduisent les écarts de la pensée et les tyrannies de la chair. » Il mourut le 19 juillet 1869 ; il venait d’avoir quarante-sept ans. J’étais hors de France à ce moment ; quatre jours après, Gustave Flaubert m’écrivit :

« Mon bon vieux Max, j’éprouve le besoin de t’écrire une longue lettre ; je ne sais pas si j’en aurai la force ; je vais essayer. Depuis qu’il était revenu à Rouen après sa nomination de bibliothécaire, (août 1867) notre pauvre Bouilhet était convaincu qu’il y laisserait ses os. Tout le monde, — et moi comme les autres, — le plaisantait sur sa tristesse. Ce n’était plus l’homme d’autrefois ; il était complètement changé, sauf l’intelligence littéraire, qui était restée la