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qu’il subissait lui-même. Il était homme à enfermer un collaborateur et à le maintenir sous clé jusqu’à ce que la tâche fût achevée. Pas plus qu’il ne se ménageait, il ne ménageait les autres.

Louis Bouilhet, très absorbé dans sa propre pensée, échappait à cette maîtrise ; son corps était là, mais son esprit n’y était pas ; il avait l’air d’écouter Flaubert et voyageait dans le monde des rêves, à la recherche des strophes sonores. Lui aussi, en dehors de cette féerie à laquelle il ne participait qu’à contre-cœur, il poursuivait deux œuvres à la fois, un drame en vers, comme toujours, et un conte chinois dont la pensée l’obsédait depuis longtemps, depuis l’heure où Melœnis avait été terminée. Quoiqu’il fût déjà parvenu à un âge où la mémoire, moins spongieuse, relient plus difficilement les mots qu’aux jours de la jeunesse, il s’était mis à l’étude de la langue chinoise. Voulait-il pénétrer dans l’histoire, dans les mœurs du Céleste-Empire ? Non pas : il cherchait à découvrir des rythmes nouveaux et surtout des comparaisons nouvelles. Un de nos amis lui disait en souriant : « Aller jusqu’aux rives du Fleuve-Jaune pour attraper des papillons, c’est peut-être excessif ! » Bouilhet trouva la plaisanterie amère et la releva vertement. Il étudiait surtout les poètes, car c’est d’eux qu’il voulait s’inspirer ; il leur emprunta des croisemens de rimes, des divisions de strophes que nous ne connaissions pas et qui ne sont point sans originalité.


La révolte, de sang et de larmes suivie,
A brisé du talon le pouvoir qu’on envie,
Et Yatng-Té, fils du ciel, en cette nuit d’horreur
Gît au pied de son trône, un couteau dans le cœur.
Son héritier, qu’attend une même agonie,
Prend un flacon fatal dont nul ne se méfie,
Le vide et dit, tourné vers le dieu Fô : « Seigneur,
Fais que, dans les hasards d’une seconde vie,
Je ne renaisse pas au corps d’un empereur ! »


Louis Bouilhet avait eu à l’Odéon de grands succès, que justifiait son talent : Hélène Peyron avait été très applaudie, et la Conjuration d’Amoise avait dépassé cent représentations successives. Il fut moins heureux à la Comédie-Française, qui semble ne lui avoir ouvert ses portes qu’avec réserve et où Dolorès fut accueillie sans chaleur. Depuis qu’il avait quitté Rouen, sa vie était assez désorientée ; il avait renoncé à habiter Paris, trop tumultueux pour ses goûts.

Il s’était réfugié à Mantes, qu’il habita pendant quelques années. S’il a été heureux, c’est là. Il avait « un intérieur » qui lui était cher ; certains ennuis agressifs et impérieux auxquels il essayait de se soustraire, l’atteignaient moins facilement qu’autrefois ; il vivait