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dans mon berceau. Jamais depuis sa mort je n’ai rencontré Théophile Gautier sans qu’il m’ait dit : « Je suis content de te voir ; nous allons parler du pauvre Louis. »

Serait-on seul à suivre le convoi d’un ami, on n’est jamais seul ; les morts que l’on a aimés vous font cortège et marchent à vos côtés ; ils chantent la litanie du souvenir et vous rappellent tout ce que l’on a perdu ; il semble alors que ceux qui ne sont plus meurent une seconde fois ; une tombe ouverte rouvre toutes celles que l’on a déjà fermées et l’on s’en va derrière un cercueil accompagné d’êtres invisibles dont on sent la présence et dont on entend la voix. C’est pourquoi, dans les lugubres cérémonies de l’église, lorsque le catafalque noir se dresse au milieu des cierges, ce catafalque renfermât-il un indifférent ou même un inconnu, le cœur se serre, les yeux se mouillent, car on pense à ses morts et c’est sur eux que l’on pleure. Lorsque, au mois d’avril 1853, nous accompagnâmes le corps de la mère de Louis de Cormenin jusqu’au lieu où les prières devaient être dites, Théophile Gautier, appuyé sur mon bras, sanglotait. Sottement je lui dis : « Pourquoi tant de douleur ? tu ne l’avais jamais vue, » Il me répondit : « Je me souviens de ma mère. » À mesure que l’on avance en âge, ce sentiment, qui a l’acuité d’une sensation, devient de plus en plus poignant ; lorsque l’on est jeune, deux ou trois fantômes apparaissent ; lorsque l’on est vieux, c’est une foule qui vous environne ; comme Ulysse devant la fosse pleine de sang, on est assailli par les mânes.

Parmi ceux qui ont regretté Louis de Cormenin, Théophile Gautier fut un des plus affliges ; ce n’est pas seulement le compagnon de voyage, le collaborateur anonyme, l’ami ingénieux dont il déplorait la perte ; non ; il se lamentait en pensant aux facultés inutilisées, aux forces perdues dont les lettres auraient pu profiler. Louis aurait fait ce que j’appelle de la littérature isolée. Malgré une certaine soumission apparente, il était d’une indépendance indomptable, pouvait ne pas exprimer son opinion, mais la gardait intacte. Il eût tracé son sentier en dehors des romantiques, des classiques, des réalistes ; il n’admettait pas d’école en matière d’art. Il admirait le beau partout où il le reconnaissait, sans lui demander son diplôme et ses papiers d’identité. Pour qui est désintéressé, pour qui ne recherche pas les applaudissemens de la camaraderie et les réclames d’une coterie, c’est là qu’est la sagesse. L’art ne peut être une école, puisque c’est une expansion ; il ne faut pas le confondre avec le métier qui s’apprend ; il est inné, il est la résultante de facultés spéciales et non d’une adresse de la main ou d’une habileté d’arrangement. Tous les chefs, tous les disciples d’écoles littéraires, il les