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doucement les épaules et répondait : « C’est affaire de passe-temps qui ne regarde pas le public. » Sa modestie était si profonde qu’elle ressemblait à de l’humilité. Il cherchait l’ombre aussi naturellement que d’autres cherchent la lumière ; la grande publicité l’effarouchait, mais, comme il avait parfois besoin de produire ou le désir de dire son mot sur des questions qui l’intéressaient, il s’adressait à des journaux d’Orléans et d’Auxerre et y enfouissait mystérieusement des articles que plus d’un journal de Paris aurait mis en vedette. Lorsqu’il fut mort, on fouilla les collections de ces feuilles provinciales, on compulsa la Revue de Paris et on put réunir la valeur de deux volumes in-8o qui prouvent ce qu’il a été, mais non pas ce qu’il aurait pu être[1]. Si des causes que je ne cacherai pas et une sorte d’indolence native n’avaient empêché Louis de Cormenin de se jeter dans la bataille littéraire, il eût ajouté de l’éclat au nom qu’il portait et laissé trace de son passage. De tous les jeunes hommes se destinant aux lettres que j’ai connus vers la vingtième année, c’est lui, avec Flaubert, dont l’avenir semblait le moins douteux, il eût été moins tendu que Flaubert, plus ému que Bouilhet, moins descriptif que Gautier, plus humain que Baudelaire. Il avait beaucoup d’imprévu et, sous plus d’un rapport, se serait rapproché d’Henri Heine. Sur nous tous il possédait un avantage inappréciable, il avait un nom connu. C’est précisément cet avantage, c’est précisément ce nom qui l’arrêtèrent et le condamnèrent à une réserve dont il prit l’habitude et dont il ne voulut plus sortir. Je touche ici à un point très délicat, mais on ne doit aux morts que la vérité, et je parlerai sans restriction.

Timon, le père de Louis, était très fier de ce nom de Cormenin, qu’il avait rendu non-seulement célèbre, mais populaire, et il lui semblait que c’était une propriété sacrée à laquelle nul ne devait toucher. La phrase que Louis, — enfant, écolier, adolescent, — a entendue le plus souvent est : « Tu dois au nom que tu portes ! » Sa mère la lui répétait sans cesse et son père ne la lui ménageait pas. Il avait fini par avoir peur de son nom et ne le prononçait que le plus rarement possible. Nous le savions, et pour respecter ses scrupules, nous ne l’appelions que par son nom de baptême ou par le surnom de Buridan, qu’il porta jusqu’à l’époque de son mariage. Quand il fut sorti du collège et qu’on le crut « livré à lui-même, » sous la surveillance d’une famille anxieuse qui ne le quittait pas des yeux, le même refrain bourdonnait à son oreille : « Prends

  1. Reliquiæ, 2 vol. gr. in-8o, 1868, imprimerie Pillet ; avec cette épigraphe : Abstulit atra dies et funere inersit acerbo. L’ouvrage tiré à un petit nombre d’exemplaires n’a pas été mis dans le commerce.