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dans la chaleur de l’amitié la plus sûre. Je l’ai vu passer des soirées entières au milieu de camarades bavards et joyeux, ne pas dire un mot, témoigner à peine son impression par un geste et, lorsque, l’heure de dormir étant venue, il s’en allait avec moi, reprendre les conversations qu’il avait entendues, les commenter, les éclairer avec une verve extraordinaire. Il était ainsi fait que le monde extérieur pesait sur lui et l’enveloppait d’un mutisme dont il lui était pénible de sortir, car il s’y complaisait. C’était un rêveur et, par suite d’une étrange anomalie, c’était un rêveur ironique, il excellait à découvrir le côté faible des hommes, le côté défectueux des choses ; ce n’était pas pour rien qu’il était le fils d’un pamphlétaire ; il eût été acerbe et redoutable dans le sarcasme si sa douceur extrême et la crainte de blesser n’eussent émoussé les pointes de son esprit. J’ai bien des lettres de lui où il me raconte des séances du corps législatif, auquel il aimait à assister ; ce sont des chefs-d’œuvre de finesse, d’appréciation mordante et de malice ; Paul-Louis Courier n’a rien fait de mieux. Il avait le trait spontané, rapide et d’autant plus acéré qu’il paraissait lancé avec bonhomie.

Sa facilité de travail était extrême et dépassait celle dont Méry était si vain ; c’était en quelque sorte une improvisation dont la source était toujours prête à jaillir ; il lui fallait deux heures à peine pour faire ces feuilletons dramatiques de la Presse que Théophile Gautier signait ou qu’il signait lui-même. La première phrase seule lui coûtait et souvent il fallait la lui indiquer ; il disait : « Je suis comme un siphon, j’ai besoin d’être amorcé. » Lorsqu’il entreprenait un travail, il demandait à Gautier ou à moi : « Comment faut-il commencer ? » La réponse n’était pas terminée qu’il était à la besogne ; d’une haleine il allait jusqu’au bout et ne se relisait jamais. Cette facilité, il l’avait étant enfant ; son père l’exerçait beaucoup à écrire, lui donnait des sujets de narration et s’indignait, — lui qui avait le travail si pénible, — de voir que les feuilles de papier couvertes d’écriture se succédaient avec tant de rapidité. De sa voix lente, il disait à Louis : « Tu ne prends même pas le temps de réfléchir, il faut méditer ; je veux que tu médites. » Au bout d’un quart d’heure, il venait voir si son fils méditait et il le trouvait endormi. De ses vers, qui furent nombreux et d’une originalité naïve, nous n’avons rien sauvé ; les seuls qui subsistent sont ceux qu’il m’envoyait lorsqu’il était encore au collège. Il en faisait souvent. Ils serrait dans un tiroir et vidait le tiroir dans la cheminée lorsqu’il était plein. Il appelait cela « liquider la muse. » Il l’a trop liquidée ; parmi les poésies qu’il a détruites, il y en avait d’exquises et qui auraient mérité de subsister. Souvent je me suis querellé avec lui à ce sujet, et plus d’une fois Gautier l’a sermonné ; il haussait