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mois qui lui restaient à vivre. Le 22, un jeudi, — je devais partir le lendemain, — j’allai une dernière fois chasser à la montagne ; en rentrant le soir, je pris les lettres déposées sur ma table ; une d’elles bordée de noir était d’une écriture que je ne reconnus pas ; je l’ouvris sans empressement et je la lus trois fois avant de la comprendre. La voici : « Joigny, mardi, 20 novembre 1866. — C’est par moi seule que vous pouvez apprendre l’affreuse douleur qui vient de nous frapper : notre cher Louis n’est plus. Avant-hier au soir encore, il était plein de vie et je viens de recevoir son dernier soupir. — HÉLENE. » Mon effarement était tel que je ne me rappelais même plus que Mme de Cormenin se nommait Hélène et je continuais à ne pas comprendre. Le jour même où cette lettre me parvenait, on l’avait enterré, et pendant que les prières de l’église résonnaient au-dessus du drap noir qui le couvrait, je chassais des chevreuils et je cherchais des gelinottes. Le lundi 19 novembre, il avait subi une crise terrible ; son pauvre être affaibli en fut épuisé ; il ne put se reprendre, comme l’on dit, et le lendemain il sentit venir la mort. Il n’était pas de ceux qui ne croient qu’à la matière, il ne s’imaginait pas que notre âme immortelle est le produit du jeu de nos organes ; il fit appeler un prêtre et l’écouta. S’il a raconté ses péchés, sa confession ne dut pas être longue ; sept mots suffisaient : Je n’ai jamais fait que le bien. Tout à coup il cessa de voir ; ses mains s’agitèrent comme les ailes d’un oiseau blessé et il dit : « Je ne croyais pas qu’il fût si facile de mourir. »

Le 14 décembre, j’avais à écrire à Théophile Gautier et je lui disais en terminant ma lettre : « Voilà quinze jours que je suis revenu, et si je n’étais malade, j’aurais été te voir ; j’ai besoin de causer avec toi de notre pauvre Louis. Seuls, toi et moi, nous avons vu clair dans cette âme et seuls nous pouvons savoir ce que les circonstances ont fait taire en lui. Sa mort m’a terrassé ; je ne puis me ressaisir ; je suis comme un des deux jumeaux Siamois qui aurait perdu son frère. Je me cherche et ne me trouve plus[1]. » bien dans cette lettre n’est exagéré ; elle exprime l’état où m’avait mis cette mort, qui me décomplétait, et elle dit vrai sur les facultés de Louis, qui ne furent connues que de Gautier et de moi, car jamais il ne s’est ouvert que pour nous deux ; aux autres, même dans l’intimité la plus apparente, il resta fermé. Nul ne poussa plus loin la pudeur de l’âme et de l’intelligence ; sa timidité n’était qu’un excès de réserve. Semblable à ces plantes qui ne fleurissent que dans certaines conditions d’atmosphère, il ne laissait jaillir son esprit que

  1. Je dois communication de cette lettre, dont je n’avais pas gardé le souvenir, » l’obligeance de M. le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul.