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jours avec toi et je voudrais bien dans ma vie voir se renouveler souvent un semblable bonheur ; mais on ne peut faire toujours ce que l’on veut et j’ai aussi d’autres devoirs, une femme et des enfans. J’ai tiré un bon numéro à la loterie de la destinée, je n’ai donc pas à me plaindre. Il est très probable que sans mon père, je ne me serais jamais marié et que je serais demeuré près de toi, ma vie confondue dans la tienne. Mais néanmoins tu es resté au premier rang dans mon affection, sur la même ligne que les êtres chers qui m’entourent. Tu as été bon et charmant pour moi, je le savais d’avance, et d’une affection paternelle. » Louis disait vrai ; s’il n’avait été dompté par l’opiniâtreté de son père, qui voulait que son nom fût perpétué, s’il ne s’était marié, nous aurions vécu l’un près de l’autre et malgré la différence de nos natures, nous aurions été en communion parfaite. Je lui aurais donné de mon impétuosité, il m’eût donné de son calme et nous serions arrivés à être semblables, ce qui eût été tout bénéfice pour moi.

Lorsque je le quittai au printemps de 1866 pour me rendre à Bade, sa santé n’offrait aucun symptôme inquiétant ; cependant il était amaigri et somnolent. Ln mois après, j’appris qu’il était très souffrant, et que certaines douleurs le reprenaient souvent. Par malheur, il avait accepté en guise de médecin un homœopathe étranger qui se laisse traiter de docteur, quoiqu’il ne soit qu’officier de santé, et qui a la spécialité de donner des globules astringens aux chanteuses dont la voix est fatiguée. Entre les mains de cet habile homme la maladie ne pouvait que s’aggraver. Un séjour à Plombières n’amena aucun changement favorable ; je commençais à m’inquiéter. Sur mes instances, sur mes supplications, Louis consentit à appeler deux médecins sérieux, les docteurs Bouillaud et Maximin Legrand. Ils constatèrent des glandes cancéreuses aux intestins. Le malheureux était perdu. Prudemment et sous forme plaisante, pour ne le point troubler, je lui avais proposé d’être sa garde-malade. Il avait refusé ; ma présence lui eût semblé l’indice d’un danger dont il aimait à repousser l’éventualité. Tous les deux ou trois jours, il m’écrivait et se rassurait lui-même en me parlant de sa santé. Je n’ai pas besoin de dire que j’étais renseigné d’une façon précise et en correspondance secrète avec les médecins qui le soignaient. Il put aller à Joigny, où il se plaisait et à sa terre de Chailleuse. qu’il aimait beaucoup. Son médecin, un homme intelligent et dévoué, m’écrivait : « Je le trompe sur son état et, du reste, il ne demande qu’à être trompé ; le dénoûment n’est plus douteux, tout fait présumer qu’il se produira vers le mois de février ou le mois de mars prochain. » Au milieu de novembre, Louis me prévint qu’il serait à Paris le 25 ; je fis mes préparatifs afin d’arriver en même temps que lui, et de passer à ses côtés les derniers